WhatFunLifeWas de Bedhead a 30 ans. Chronique

Publié par le 16 mai 2024 dans Chroniques, Incontournables, Non classé, Toutes les chroniques

(Touch and Go, 4 avril 1994)

QuestCeQueCetaitRigoloCetteVie. Ah ça oui, on se marrait bien début 94, l’OM était champion d’Europe, tout le monde écoutait que du grunge, Cobain ne s’était pas foutu en l’air*. Only fun. Chez Bedhead, on ne rigolait pas tant que ça. Ce titre qui augure un coup d’œil dans le rétro n’est pas sans ironie ni nostalgie. Et Bedhead c’est ça, des kilos de nostalgie, de remords enfouis, de tiraillements, de sentiments contraires, de beauté dans la tristesse.

Dès cette merveille de « Liferaft » en ouverture, les frères Kadane avancent à pas feutrés et nous cajolent. La voix de Matt susurre au loin tandis que sa guitare dialogue abondamment avec celles du frérot Bubba et de Tench Coxe, au rythme du frémissement des cymbales de Trini Martinez, le tout soigneusement enveloppé dans le cocon tissé par la basse de Kris Wheat. Nul ne tire la couverture à lui, chacun collabore à bon escient, dans la plus grande sérénité, sachant pertinemment qu’il se retrouverait orphelin sans l’autre. Le collectif est roi. La tentation est grande de se laisser aller à la légèreté mais celle-ci se voit fréquemment contrariée par le chant chargé d’émotions de Matt Kadane. Comme un vieux pote qui vient sans cesse te rappeler que, quand même, quand on était jeunes, beaux et cons, c’était bien aussi, peut-être même mieux qu’aujourd’hui. Il n’a pas tort et il fait un peu chier mais en même temps, sa façon de le dire est si belle qu’on sourit connement.

La quiétude semble de mise, on se prélasse avec grâce mais parfois, régulièrement même, le temps se gâte. « Haywire » procure ainsi cette douce euphorie jusqu’à s’achever en déflagration jouissive. « Unfinished » s’octroie toute notre sympathie (vous l’avez ?) en distillant ces instants où le temps n’a plus vraiment d’importance, le passé non plus, qu’il fusse fun ou sinistre. Il n’est plus. Seul compte l’instant T, les cordes grattées, à l’instar de ce break béni des dieux, tout en harmoniques et arpèges (« The Unpredictable Landlord »). Une musique qui semble si évidente, délicate, cristallisant tout un tas de sentiments sans faire appel au moindre effet de manche, cela force le respect. La production économe et limpide lui rend ainsi parfaitement justice. Et cette pochette d’une sobriété absolue illustre on ne peut mieux ce disque, qui semble s’excuser d’exister alors qu’on a le sentiment de l’avoir attendu toute notre vie.

Tant de morceaux rivalisent de beauté au sein de ce WhatFunLifeWas qu’il paraît bien vain de tenter la moindre hiérarchisation, chaque chanson effaçant le souvenir de la précédente. Comme on sait que vous aimez manger de ce pain-là, on ne vous cachera pas que « Powder » peut prétendre au titre ultime avec sa seconde partie qui monte dans un infini crescendo et semble repousser constamment le sommet qu’il gravit sans interruption. Ce n’est peut-être pas tout à fait ça le bonheur mais ça y ressemble fort.

Le fun n’est pas totalement proscrit, Bedhead s’autorise un « To the Ground » tout guilleret, presque con-con, mais qui ne fait pas de mal à notre être légèrement secoué. Dans la foulée, un « Living Well » chargé d’électricité, au tempo bien plus rapide, vient confirmer que l’excellence est constamment au rendez-vous, quelle que soit l’humeur.
Bedhead nous a enchantés le temps de trois albums (le dernier, Transaction De Novo, fut enregistré par un homme qu’on appelait Steve Albini, tiens), The New Year a pris le relais et les frères Kadane (avec Chris Brokaw à la batterie cette fois) continuent d’y délivrer sur-mesure des leçons de simplicité. Des morceaux que l’on chérit jalousement et qui pourraient être universels, si seulement… Mais c’est peut-être mieux comme ça, finalement. Le monde ne mérite assurément pas Bedhead. Mais vous peut-être.

Jonathan Lopez

*L’album est sorti le 4 avril 1994, soit… la veille de son suicide.

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