Throwing Muses – Sun Racket
Par quel biais faut-il attaquer une discographie aussi imposante que celle de Kristin Hersh ? Pour ma part, et à l’instar de celle d’un autre pilier de la scène indie de la fin des années 80 et du début des années 90, je l’ai abordée par le biais de la littérature. J’ai en effet lu l’autobiographie de Dean Wareham, Black Postcards, sans jamais avoir écouté Luna ou Galaxie 500, et ceci m’a permis de me familiariser avec l’homme et la musique. On dit beaucoup depuis quelques temps – et notamment le mouvement #MeToo – qu’il faut séparer l’homme de l’œuvre. C’est évidemment idiot. Avez-vous vraiment envie d’écouter une musique qui se situerait en totale isolation de la personne qui la produit ? Quelle démarche stérile ce serait, non ? Parfois, il faut donc se résoudre à savoir que nos musiciens préférés ont des failles et ont parfois commis des choses répréhensibles et vivre avec cela pour pouvoir aborder l’œuvre dans son intégralité. Dans le cas de Kristin Hersh, dont j’ai lu la bouleversante autobiographie partielle, partielle car se concentrant sur sa relation, platonique mais terriblement intime, avec le musicien Vic Chesnutt, il n’y a évidemment rien qui puisse lui être reprochée. Des failles, cependant ? Il y en a à foison. Bipolaire, mère à 13 ans, ayant vécu un divorce difficile avec son manager de plus de vingt ans, connue pour être une partenaire musicale peu commode, Hersh est une personnalité accidentée et sa musique, que je n’ai finalement découverte qu’à la suite de cette lecture, incorpore tout cela parfaitement. Son dernier album avec les Throwing Muses, le groupe qu’elle forma avec Tanya Donnelly avant que cette dernière ne la quitte pour rejoindre Kim Deal puis créer les Breeders et Belly, pourrait s’avérer être une bonne introduction à son œuvre.
Accompagnée par deux collaborateurs de longue date, David Narcizo (membre d’origine) et Bernard Georges (présent, lui, depuis 1992), c’est donc en trio que Kristin Hersh fait voguer le navire Throwing Muses sur des eaux particulièrement mouvementées. Ne pas se fier ni au titre, ni à la photo de couverture, qui semble représenter un coin tranquille d’Amérique du Nord, avec son allée de terre battue, ses pavillons et ses palmiers. Si soleil il y a, c’est celui qui tabasse, fatigue et peut parfois accompagner la déprime. Je connais des gens qui détestent l’atmosphère écrasante de l’été et qui, tels des enfants lunes, préfèrent se terrer au frais dans une pièce sombre et c’est exactement à ce genre de personnes que l’album me fait penser. Mais attention ! Cela ne veut pas dire que Sun Racket est déprimant. Il est mélancolique, assez sombre par moments, mais le trio a eu la bonne idée d’accompagner cette atmosphère par des guitares toutes dehors, superbement distordues, qui donnent au disque un ton rageur, tendu, même sur les ballades. La production elle-même, semble tellement chargée d’électricité qu’on la croirait assurée par Dave Fridmann. Vous voyez ce son crade et puissant qu’on trouve dans The Woods de Sleater-Kinney ? Et bien, je ne peux m’empêcher d’y penser dès le démarrage de « Dark Blue », son riff sale d’ouverture, ses guitares grasses et sa rythmique lourde. Ce son-là, il ne va pas nous lâcher du disque, même quand Hersh raconte des histoires déprimantes aux protagonistes cabossés – comme elle, sans doute – sur le lancinant « Upstairs Dan », par exemple. C’est rock, très rock. On pense énormément aux Breeders – quelle ironie, n’est-ce pas ? –, en particulier mon disque préféré des sœurs Deal, le trop mésestimé Title TK, et on pense aussi beaucoup à Lisa Germano et son grain de voix rauque et habité, vraiment très proche de celui de Kristin Hersh. C’est évidemment, malgré la qualité musicale de l’ensemble, cette dernière qui dirige ici le show, et nous bouleverse. Ballades et rockers enflammés se succèdent le long d’un disque relativement court qui ne connaît aucun temps mort.
Le disque est évidemment à recommander sans réserve aucune à tous les fans de Kristin Hersh et des Throwing Muses, mais aussi à tout fan de rock 90s qui serait passé à côté jusqu’à présent et qui, intimidé par l’œuvre, ne saurait par où commencer. Et si vous lisez l’anglais, profitez-en aussi pour lire Rat Girl ou Don’t Suck, Don’t Die: Giving Up Vic Chesnutt pour accompagner cette écoute. Vous ne regretterez pas l’effort.
Yann Giraud