The War on Drugs – Live Drugs / Deafheaven – 10 Years Gone

Publié par le 25 novembre 2020 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(Super High Quality, 20 novembre 2020 / Sargent House, 4 décembre 2020)

« As-tu écouté le nouvel album de Trucmachin ? 

– Ah, non, j’ai jamais pu encadrer ce groupe.

– Tu sais, c’est quand même vachement mieux en live, non ? »

Voici à quoi ressemble la conversation typique entre deux fans de musique. Je suis sûr que vous l’avez déjà entendu plusieurs fois. Peut-être même comme moi avez-vous été pour le moins sceptique au sujet de l’argument qui veut qu’un groupe que vous n’appréciez pas sur disque soit nécessairement meilleur en live ? N’est-ce pas ce que l’on tend à dire au sujet de tous ces groupes de ska-punk festif, à commencer par celui qui vous a battu en demi-finale du tremplin Emergenza alors que vous jouiez avec le meilleur line-up de votre groupe de post-hardcore et que vous aviez répété comme des malades ? Bref, l’argument du « tu devrais les voir en live » est, me semble-t-il, toujours à prendre avec des pincettes, surtout qu’il y a de grandes chances que votre aversion pour ledit groupe soit au contraire magnifiée lorsque vous vous retrouverez au milieu de fans transis de la formation, sur-réagissant au départ de chaque morceau comme si c’était le moment de leur vie, alors que pour vous ce n’est juste qu’un morceau parmi d’autres, morceau qui vous indiffère voire vous irrite par-dessus le marché.

Il y a aussi les groupes que vous adorez sur disque, que vous avez vus en live, qui vous ont particulièrement enthousiasmé dans ce cadre-là et au sujet desquels vous vous demandez s’il ne serait pas cool d’avoir un souvenir de ce moment à vous repasser sur votre platine vinyle. Parmi ceux-ci, je retiens tout particulièrement Nick Cave et Wilco, deux groupes fétiches particulièrement reconnus pour leur capacité à transformer l’essai en live. Nick Cave est sans doute à ce petit jeu le pilier absolu. Non seulement il est l’auteur d’un très grand disque live sorti en 1992, Live Seeds, mais il est encore aujourd’hui capable avec ses Bad Seeds de transformer le déprimant Skeleton Tree en une messe cathartique dont tous les spectateurs se souviennent encore (NdRC : nous les premiers). Voici typiquement le modèle de l’artiste convaincant en studio, enthousiasmant en live et qu’on a ensuite plaisir à retrouver chez soi, dans un contexte plus tranquille. Nick Cave est incroyable mais il constitue une exception. Nombreux sont les groupes que nous aimons tant sur disque qu’en concert mais qui n’ont jamais vraiment sorti de disque live marquant. Il faut dire que ces derniers sont souvent des objets anecdotiques qui célèbrent un moment éphémère, sortant pour honorer un contrat, parfois même contre l’avis du groupe ou de certains de ses membres – on pensera par exemple à Bob Mould et à son opinion sur les disques live de Hüsker Dü, pour lesquels il ne s’est jamais impliqué et qui ne sont sortis que pour honorer un contrat. Même lorsqu’ils sortent pour de mauvaises raisons, les disques live, sans être exceptionnels, peuvent constituer d’excellents Best Of pour qui ne veut pas vraiment choisir un disque studio.*

Toute cette longue introduction pour nous amener au cas épineux de ces deux disques live, sortis à deux semaines d’intervalle, par The War on Drugs et Deafheaven. Qu’y a-t-il de commun entre un groupe de rock indépendant à guitares, qui parle (selon un certain Mark Kozelek) aux amateurs de publicités pour boissons alcoolisées américaines, et un groupe de post-black, adulé par les fans de post-hardcore mais plutôt boudé par le public traditionnel du metal extrême ? Pas grand-chose au premier abord mais un peu plus que cela quand on y réfléchit bien. Tous deux sont des groupes qui ont une dizaine d’années d’existence. Tous deux sont d’abord un projet de studio qui s’est peu à peu transformé en groupe de scène aux prestations globalement appréciées – ok, pas par tout le monde, mais au moins par les programmateurs de festival qui savent que ce sont des formations scéniques solides. Enfin, ce sont des groupes dont les disques se sont retrouvés parmi les listes de meilleurs albums de la décennie précédente, sans jamais vraiment faire l’unanimité. The War On Drugs, avec sa pop qui emprunte aussi bien à Talk Talk qu’aux albums des années 80 de Bob Dylan ou Tom Petty, a été accusé de vouloir réhabiliter le rock de guitar hero façon Dire Straits. Deafheaven, avec son black metal teinté d’attitude post-hardcore, de référence au post-rock et au shoegaze, a peut-être encore plus divisé. C’est simple : lorsque je regarde autour de moi, c’est soit l’adulation, soit la détestation ou la moquerie, et rarement ai-je entendu d’opinion se situant entre ces deux extrêmes. Pour ces deux formations, un live permet de signaler que malgré ces critiques, on a déjà construit une œuvre et qu’on a l’intention de durer. À côté de cela, il y a une raison plus prosaïque à la sortie de ces disques : avec la crise sanitaire, ces groupes, qui vivent principalement de leurs recettes de tournées, se trouvent privés d’une ressource importante. Dans le cas de Deafheaven, il était prévu de faire une tournée et le disque est un enregistrement studio de ce que celle-ci aurait pu donner. Dans le cas de The War On Drugs, on s’est contenté de compiler des heures de bandes existantes, pour célébrer les deux dernières tournées du groupe.

La question que vous vous posez tous à ce stade (oui, je sais j’attaque le quatrième paragraphe et on n’est toujours pas passé au cœur de l’action …), c’est : mais est-ce que ça vaut le coup ? Et là, je vais devoir répondre d’une manière qui ne va satisfaire personne : peut-être bien que oui, peut-être bien que non ! D’abord, je voudrais commencer par une précision importante : Lost In The Dream (2014) est mon disque préféré de la décennie passée. Je l’ai écouté des centaines de fois, il m’a accompagné presque tous les jours durant les trois années qui ont suivi sa sortie et la seule raison pour laquelle je l’ai un peu moins écouté fut la sortie de son successeur, A Deeper Understanding (2017). Je pourrais écrire à peu près la même chose au sujet de Deafheaven, dont Sunbather (2013) m’a ravi, New Bermuda mis l’une des claques de la décennie (album de l’année 2015 pour moi) et dont j’ai également beaucoup aimé le dernier album Ordinary Corrupt Human Love (2018), qui n’a pour moi pas d’autre défaut que d’arriver après deux chefs-d’œuvre absolus du metal moderne (je considère Deafheaven aussi important pour les années 2010 que Metallica pour les années 80, Paradise Lost pour les années 90 et Mastodon pour les années 2000 donc…). Toutefois, à l’heure de devoir vous conseiller l’achat de packages live assez onéreux si, comme moi, vous êtes fans de vinyle, j’ai des doutes.

En ce qui concerne The War On Drugs, voici mon problème. Lost In The Dream et A Deeper Understanding sont sans doute des chefs-d’œuvre, et notamment des chefs-d’œuvre de studio. Adam Granduciel les a concoctés tel un véritable laborantin, mélangeant avec habileté des sons pour créer des textures et des ambiances particulières. Si Lost In The Dream en particulier me met les poils, c’est précisément grâce à ce savant dosage. Ici, l’émergence d’une guitare sèche, ici, une montée de batterie, ici un saxophone perdu dans le mix qui se met à émerger pour donner quelque chose de sublime. Si la formation est aussi intéressante en live, elle l’est pour d’autres raisons. En concert, The War On Drugs devient un groupe de rock plus puissant, notamment grâce à la présence d’un batteur surpuissant, Charlie Hall, à la frappe métronomique. Seulement, d’autres éléments qui touchent vraiment sur disque, m’intéressent moins lorsqu’ils sont transposés en live. Adam Granduciel “solote” un peu tout le temps et parfois ses interventions à la guitare manquent un peu d’à-propos. On se noie quelque peu derrière les pentatoniques jouées avec moult effets de delay et de reverb. Quant à sa voix, si touchante sur disque, elle prend une allure moins mélodique qui rappelle un peu le Dylan gueulard des années 70 et 80. Bon, pour ma part, j’aime, voire j’adore ce Dylan-là, mais en ce qui concerne Granduciel, je suis moins convaincu car il perd l’équilibre de ses mélodies qu’il cherche ici à changer d’une manière que je ne trouve pas très convaincante. Ce n’est pas un mauvais disque, loin de là, mais il ne me satisfait pas comme un album studio du groupe, il me frustre même un peu. Si « Red Eyes » gagne à être entendue en live, tellement elle devient sautillante et “hymnesque”, des chansons plus introspectives comme « Thinking Of A Place » ou « In Reverse » me plaisent moins dans ce contexte-là. J’avais ressenti la même chose en les voyant en live. La première fois, c’était au Pitchfork festival et un set court d’eux m’avait globalement emballé. Mais quelques mois plus tard à la Cité de la Musique, j’étais resté sur ma faim à cause d’un set qui manquait de direction et traînait un peu en longueur.

Passons à Deafheaven. Dans leur cas, le problème est un peu différent. Deafheaven déboîte en live, aucun doute là-dessus. Je sais que ceux qui les ont vus ont parfois un avis mitigé (voire plus) sur le hurleur George Clarke, qui doit bien trouver à s’occuper les mains pendant les longs passages instrumentaux de son groupe et peut donc en faire des caisses pour attirer l’attention. Moi, je ne vois pas cela de cette façon. Je trouve au contraire qu’il anime le show, le rend humain, fédère le public à la manière d’un grand frontman hardcore. Quand vous êtes au milieu de vrais fans qui ont mis leur cynisme au placard et se jettent à corps perdu dans le concert du combo, cela vous ragaillardit. Mais voilà, 10 Years Gone est un disque de studio, un « faux » live donc et l’absence du public crée beaucoup de frustration. Cette frustration est d’autant plus grande que le groupe a sorti le grand jeu. Non seulement il joue un morceau de sa première démo, « Daedalus », ainsi que de son premier album, « Language Games », auxquels il donne une nouvelle vie en leur appliquant le son des trois derniers albums, mais en plus, il propose des versions live de ce que je considère comme trois de ses meilleurs morceaux, « The Pecan Tree » sur Sunbather, « Baby Blue » sur Bermuda et « Glint » sur OCHL. Autant dire qu’en situation réelle, cela n’aurait pas été loin de la setlist de fan ultime. Mais justement, il est là aussi le problème. C’est un disque pour fan qui ira ici chercher le petit détail : “tiens, le son de guitare est plus comme ci. Tiens, la batterie est plus comme ça. Tiens, Clarke est en bonne forme vocale.” Je doute en revanche que le disque ait un intérêt pour celui qui n’aurait pour le groupe qu’un amour limité. Alors, pour le dire clairement, je ne conseille 10 Years Gone qu’aux fans absolus de Deafheaven. Mais je conseille aussi à tous les lecteurs de devenir des fans absolus du groupe. C’est vous qui voyez.

Yann Giraud

*Je passe ici sur les fans absolus de Pearl Jam et leurs 25 bootlegs légaux de chaque tournée du groupe dans les années 90, à qui je peux néanmoins recommander un bon psychanalyste… oh, bonjour, Jonathan Lopez !

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