The Sound, un nouvel âge sombre

Publié par le 21 février 2023 dans Chroniques, Discographies, Incontournables, Non classé, Toutes les chroniques

Visuel emprunté à © Brooklyn Vegan

Il est de ces groupes dont tout le monde parle au moyen de diatribes enflammées relayées allègrement par les médias et festivals complices. Et il y a les autres. Non pas qu’ils soient moins doués ou moins importants. Peu importe d’ailleurs la bonne réception critique de l’époque, ils continuent à déambuler hagards dans les « limbes des groupes oubliés » et gagnent juste, avec le temps, une reconnaissance et un statut culte entretenu par des fans qui leur sont dévoués corps et âme. The Sound n’était pas Joy Division et ne le devint pas. The Sound n’a pas réussi à imposer sa marque jusqu’à en devenir une, arborée fièrement sur des t-shirts, dans une imagerie dont on a oublié la provenance. L’œuvre de The Sound est restée obscure et a échappé aux futilités mercantiles, elle attend toujours d’être redécouverte, analysée et réévaluée afin de récupérer la place qui lui revient de droit.

Not just a building, but a monument

Écouter The Sound pour la première fois et apprécier suffisamment ce que l’on entend sans s’ennuyer une fois quelques titres passés, cela crée une vraie dépendance chez l’auditeur. Car The Sound appartient à ce cercle réduit des groupes qui touchent en plein cœur et imprègnent durablement. Se plonger sérieusement dans la musique du groupe, c’est se retrouver happé dans un tourbillon d’émotions, une palette de sentiments romantiques exacerbés, jamais feints, ni joués. La souffrance et colère qui se dégagent de chaque chanson, la douleur qui sourd derrière chaque mot ou note de musique, tout est exprimé de manière brute, sans fard, ni décoration stylistique superflue. Même les claviers et sax eighties qui chez d’autres sonneraient désuets, gardent leur logique et pertinence. Derrière le style sec et l’apparente économie de moyens, un souffle gronde et se répand peu à peu, balayant nos dernières réticences. Soudain acquis à la cause et accros à la sombre énergie du groupe, nous devenons avides de leur new punk poetry qui nous secoue, pour mieux nous réconforter.

I was going to drown…

Derrière la constance du cri de douleur qui émane partout dans la musique de The Sound et que l’on entend même dans des morceaux plus légers, il existe une volonté cathartique, une envie chevillée au corps et à l’âme de guérir et survivre à travers son art. Un besoin de combattre le négatif, « l’autre monstrueux » qui écrase et annihile notre propre être, nos bonnes volontés. À travers l’écriture des paroles, le choix calculé des mots, le son unique de chaque phrasé musical, il y a une appétence à se livrer, à révéler celui contre lequel on combat, à montrer qui l’on souhaite vraiment devenir. Cette pulsion de vie sans cesse questionnée et chahutée s’incarne dans l’aura magnétique et la voix prégnante du chanteur-guitariste de The Sound, Adrian Borland. Au-delà du combat réel à l’issue tragique qu’il livrera toute sa vie contre lui-même, Adrian Borland a poursuivi un idéal artistique musical sans compromission, voué à l’écriture de morceaux puissants, épiques, remplis de litres de colère, vigueur passagère et détresse infinie, une œuvre venue des tripes et au souffle dévastateur. The Sound est un monument musical dont on prend enfin la mesure et dont les fondations s’érigent quelque part à la fin des années 70, en pleine période punk.

…Then I started swimming

Avant The Sound vient The Outsiders, formé à Wimbledon en 1975, avec Adrian Borland au chant et à la guitare, Bob Lawrence à la basse et Adrian « Jan » Janes à la batterie (ce dernier contribuera d’ailleurs à l’écriture de certains morceaux de The Sound). Les deux albums Calling On Youth (1977) et Close Up (1978) parus sur leur propre label Raw Edge et les compilations Vital Years (1993), puis plus tard Count for Something chez Cherry Red Records (2021) sont traversés de pépites séminales punk ou proto-punk (« Break Free », « On the Edge », « Observations », « Fixed Up », « Touch and Go », « Keep the Pain Inside » et « Conspiracy of War » parmi tant d’autres). Ces premières incursions témoignent déjà d’une envie d’en découdre, du besoin d’évacuer toute la frustration et la souffrance contenues en soi. La période The Outsiders est l’apprentissage idéal pour Adrian qui transforme peu à peu l’agressivité primaire et les ballades simplistes en quelque chose de plus complexe, de plus profond. Sur les cendres de The Outsiders se déploient à la fois la première itération de The Sound (Adrian Borland, Benita « Bi » Marshall, Graham Bailey et Michael « Mike » Dudley), ainsi que le side-project Second Layer (Adrian Borland et Graham Bailey), lancé en parallèle et dont l’unique album, World of Rubber, sortira en 1981.

Who the hell makes those missiles?

Jeopardy, le premier effort de The Sound, sort en 1980 chez Korova. L’album sonne brut et semble avoir été presque enregistré en conditions live. Il s’impose comme un manifeste de tout ce que les scènes punk rock, post-punk et même new wave ont de mieux à offrir. Les tempos sont variés, les compositions directes et acérées, toujours sujettes à ce même degré d’implication personnelle et à une énergie constamment renouvelée. Plusieurs titres s’imposent vite comme de futurs classiques du groupe : « I Can’t Escape Myself », « Heartland » et « Unwritten Law ». D’autres, tel l’entêtant « Missiles » ou encore « Words Fail Me » et son sax sautillant trouveront de nouveau leur place dans Propaganda (1999), l’album post break-up qui compile des morceaux enregistrés pendant la transition Outsiders/The Sound et qui sort, tragique coup du destin, le jour même de la mort d’Adrian Borland. Jeopardy est un début remarquable et l’annonce d’un potentiel énorme prêt à fleurir. Ce qui se confirmera par la parution en 1981, toujours chez Korova, du chef-d’œuvre du groupe, From the Lions Mouth.

New Dark Age

Avec sa pochette représentant un homme jeté dans la fosse aux lions et qui tient pourtant tête aux bêtes sans frémir, ni reculer, From the Lions Mouth exhorte à une soif de grandeur, à la recherche d’un idéal de beauté artistique. L’intention du groupe est de gommer les approximations et anciens défauts de goût (s’il y en eut vraiment) et de perfectionner la cohésion générale. Ils travaillent chaque couche, détail et recoin, pour que le résultat soit le plus beau, le plus pur possible. Quelle meilleure utilisation qu’une référence biblique et une peinture du dix-neuvième siècle par Briton Rivière (la pochette en question) pour entériner son désir violent de tutoyer le mythique, de délivrer une œuvre qui compte. From the Lions Mouth a tout de la symphonie punk introspective qui explore les parcelles de l’intime tout en continuant à s’adresser au plus grand nombre. « Winning », morceau inaugural, est l’exemple type du titre qui pourrait être facilement brandi comme hymne à la résilience. Alors même que le morceau explore, comme beaucoup d’autres, le combat intérieur d’Adrian, il donne de plus l’impression de nous être directement adressé. La première partie du disque frôle la perfection, avec l’enchaînement impressionnant de « Sense of Purpose », « Contact the Fact » et « Skeletons ». Ce morceau est d’ailleurs le dernier où apparaît le nom de Benita Marshall (Biltoo), qui se fâchera avec Adrian, ayant du mal à supporter certains traits caractériels et difficiles de sa personne. Elle est remplacée au pied levé par Colvin « Max » Mayers, nouveau venu aux claviers et autres instruments qui ne relèvent pas de la stricte trinité guitare, basse et batterie. Deux nouveaux sommets sont atteints dans l’album, avec notamment « Judgement » et « Fatal Flaw ». Puis vient l’ode finale, agitée comme une profession de foi de tout ce qu’est déjà The Sound et de ce qu’il prétend devenir : « New Dark Age ».

All Fall Down

Si Jeopardy et From the Lions Mouth forment un diptyque qualitatif indéboulonnable, la suite de la discographie soundienne n’a pas à rougir de la comparaison. Les albums suivants regorgent de véritables pépites : « Monument » sur All Fall Down (1982), « Winter » sur l’EP Shock of Daylight (1984), « Total Recall », « Under You » et « Wildest Dreams » sur Heads and Hearts (1985). L’album live In the Hothouse (1985) s’impose comme un témoignage sonore précieux de la qualité et la force brute du groupe en concert (l’album The BBC Recordings, sorti en 2004, en est aussi un bel exemple). Durant toute cette période, les membres sont sous pression. On leur demande d’arrondir les angles et de devenir plus commerciaux afin de gagner les faveurs du public. Ils doivent embrasser pleinement la new wave « popifiée » du moment. Ils refusent et ne concèdent rien. The Sound occupe alors une place non enviable, un entre-deux en marge, marchant en direction opposée. L’insuccès permanent, excepté le marché néerlandais, et les problèmes de santé mentale d’Adrian portent de sérieux coups à l’édifice. Thunder Up (1987) est le dernier album du groupe avant sa séparation en 1988. Sans doute l’opus soundien le plus faible, mais qui recèle en son for intérieur quelques très beaux titres : « Barria Alta » et « Kinetic » en tête.

I Can’t Escape Myself

The Sound n’est plus, chacun retourne à sa vie, attiré par d’autres horizons. Adrian n’en a pas fini avec la musique. Expatrié aux Pays-Bas, il se lance dans une carrière solo sous le nom d’Adrian Borland and The Citizens, puis sous son seul patronyme. Sa production d’alors est somme toute inégale, elle n’évite pas certains tics ou écueils d’enregistrement propres au rock ou à la pop de ces années-là. Bon nombre de morceaux affichent une sorte de naïveté ou d’optimisme qui paraissent parfois forcés, ce qui n’était pas le cas chez The Sound. Cependant, cette profusion discographique est traversée de fulgurances, nous retiendrons notamment trois albums posthume, The Amsterdam Tapes (enregistré en 1992 avec The Citizens et sorti en 2006), Lovefield (enregistré en 1993 et sorti en 2019) et l’acoustique The Last Days of the Rain Machine (enregistré avec le proche Carlo van Putten et sorti en 2000), ainsi que de nombreux titres d’Alexandria (1989) et Beautiful Ammunition (1994). En parallèle de sa carrière solo, il multiplie les side-projects et projets collaboratifs (ce qu’il a toujours fait, en témoigne l’EP timbré de 1981 avec Jello Biafra, sous le nom The Witch Trials). Il participe notamment à Honolulu Mountain Daffodils, sous le pseudonyme de Joachim Pimento, groupe anglais qui joue un rock psyché bruitiste alcoolisé, et collabore avec son ami Carlo van Putten pour White Rose Transmission, projet musical qui continue d’exister encore aujourd’hui. Malgré cette somme de travail conséquente, le trouble schizo affectif qu’on lui a diagnostiqué l’enferme dans une angoisse et dépression continuelles dont il est difficile de s’échapper. Le 26 avril 1999, il se suicide en se jetant sous un train à la gare de Wimbledon.

My spirit’s free, you won’t get me

On peut présumer que les Anglais auraient eu à cœur de faire vivre l’héritage de The Sound, mais ce sont bien les Pays-Bas qui entretiennent la flamme avec la production du documentaire Walking In The Opposite Direction de Marc Waltman (2016) et la sortie en 2021 d’une nouvelle compilation live Will and Testament sur le label Sounds Haarlem Likes Vinyl. Notons enfin le projet de tribute In2TheSound porté par Mike Dudley, l’ancien batteur du groupe et les membres de The Convent (dont Carlo van Putten). Il y manque assurément un supplément d’âme, mais pouvoir encore entendre en live un titre comme « Winning » reste une opportunité non négligeable. Figure marquante du rock anglais avec ce visage de poupon qui hurle sa colère et sa douleur à la face du monde, Adrian Borland et ses petits camarades de The Sound ont prouvé que l’on pouvait porter un nom ordinaire et pourtant suivre sa propre voie, façonner son idéal musical, le tout sans céder aux sirènes du commerce. Si le succès avait été au rendez-vous, les choses auraient pu tourner différemment ou alors Adrian se serait perdu d’une autre manière…

Julien Savès

Article paru initialement dans notre fanzine #2 dont il nous reste quelques exemplaires, vendus à prix libre

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