The Shape of Punk to Come de Refused a 25 ans. Chronique
Cela aurait pu être l’histoire classique d’un groupe qui implose. Miné par les dissensions internes et des aspirations artistiques divergentes. Exténué par le rythme d’une tournée loin de sa Suède natale. Avant de se séparer à l’automne 1998, au milieu d’une ultime tournée américaine catastrophique, avortée au bout de huit dates, Refused décide de jouer un dernier set en Virginie, à Harrisonburg, le 6 octobre. Et c’est dans un sous-sol, pour un concert punk clandestin, devant quelques dizaines de personnes massées devant la scène, que le groupe suédois est arrêté dans ce chant du cygne au bout de quatre morceaux… par la police. Laquelle coupe le son et débranche les amplis du groupe au début de « Rather Be Dead », un de leurs tubes, dont les paroles sont ensuite reprises par le public comme un défi face aux forces de l’ordre. Rather be alive.
À l’initiative du chanteur Dennis Lyxzén, Refused publie par la suite un ultime message-manifeste officiel intitulé : « Refused are Fucking Dead ». Décidé lors d’une réunion houleuse entre les membres du groupe dès le 26 septembre est donc symboliquement acté par l’ultime concert en Virginie. Dans ce communiqué, Refused écrit :
« We will never play together again and we will never try to glorify or celebrate what was… »
(On va y revenir). Puis pour finir :
« Instead we need to look forward. We got everything to win and nothing but our boredom to lose. »
L’histoire aurait pu s’arrêter là, pour un groupe suédois qui avait sorti quelques EP et deux albums de punk hardcore solides (This Just Might Be the Truth en 1994 et Songs to Fan the Flames of Discontent en 1996), mais pas forcément novateurs, quelque part entre Fugazi, le son plus métallique d’un Helmet et la scène straight-edge US. Mais voilà, parfois, même dans l’adversité, des miracles se produisent. Les tensions larvées qui menaçaient de fracturer le groupe furent sans doute un terreau fertile quoique inattendu pour l’urgence qui allait suinter de chaque titre de son troisième album. The Shape of Punk to Come était un aboutissement pour un groupe de musiciens ambitieux, incapables de s’entendre encore, mais dont les talents additionnés allaient accoucher au forceps d’un disque parmi les plus influents du quart de siècle écoulé. Un manifeste politique puissant et intemporel autant que l’émancipation d’un groupe qui aspirait à s’affranchir d’une scène qu’il jugeait alors corsetée. Et c’est sans doute d’abord l’incompréhension de ce public de la scène hardcore, et une réception critique frileuse, qui explique que le groupe n’écoula que… 1400 exemplaires du disque en 1998 aux USA. Un flop. Pour le quintet originaire d’Umea, après deux albums à empiler des titres punk-hardcore de 2-3 minutes, ce disque est pourtant une explosion de créativité, la musique d’un groupe sûr de sa force, prêt à toutes les audaces. Rien que le titre (emprunté à Ornette Coleman et son The Shape of Jazz to Come) annonce la couleur et l’ambition démesurée. Mais le groupe distille quelques indices qui démontent la thèse de l’arrogance. Un titre s’appelle « Refused are Fucking Dead » et sera donc repris pour son communiqué de split. Ou l’ouverture du disque avec cette sentence de Dennis Lyxzén, bien conscient de la fragilité d’une quelconque postérité.
« They told me that the classics never go out of style, but… they do, they do. Somehow, baby? I never thought that… we do too »
Le public, lui, n’était sans doute pas prêt à recevoir ces titres inventifs qui explosaient les conventions et exploraient des univers très variés. À grands renforts de références littéraires, cinématographiques et politiques (la lecture du livret accompagnant le disque vaut le détour). Tout en réalisant des incursions dans des contrées musicales inattendues (jazz, folk, electro, spoken word…) pour un groupe du genre. C’est un disque que j’ai mis du temps à apprécier à sa juste valeur. Pas forcément fan de punk hardcore à la base et du chant screamé dont Dennis Lyxzén fait usage avec Refused sur ce disque (évolution notable par rapport au début de sa carrière). Alors que le groupe avec lequel je l’ai découvert au début des années 2000, The (International) Noise Conspiracy, évolue plutôt dans un registre garage avec un chant plus traditionnel. Mais pour l’avoir vu plusieurs fois sur scène, c’est un performer de premier plan. Et sa rage irradie littéralement chaque parole, scandée comme on balance un cocktail molotov. Le bougre a un sens de la formule redoutable et nombre de ses lyrics résonnent comme des slogans qui marquent durablement les esprits. Avec une justesse que les 25 années écoulées n’ont même pas entamée. Ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle pour l’état du monde.
D’entrée, « Worms of the senses / Faculties of the Skull », qui emprunte son titre à un extrait du Howl d’Allen Ginsberg, expose le programme.
« I got a bone to pick with capitalism… »
Gros riffs, rythmiques massives, arpèges dissonants, la batterie de David Sandström qui tabasse, et jongle avec les tempi, quelques bribes d’électro, ces sept minutes à tiroirs frappent comme un uppercut. Avec un Dennis Lyxzén furieux derrière le micro. Pour finir, l’inclusion d’une station de radio (fictive ?) italienne (ce qu’on retrouvera chez Queens of the Stone Age pour Songs for the Deaf) pour un interlude d’une minute totalement inattendu. C’est d’ailleurs une des qualités de ce disque. À la première écoute ou à la 1000e, on est toujours fasciné par l’assemblage surprenant, bancal mais pourtant imparable de ces douze titres. Ici, un interlude électro d’1’30 (« Bruitist Pome#5 »), là un titre acoustique dépouillé avec une contrebasse pour finir le disque (« The Apollo Programme Was a Hoax »). « The Deadly Rhythm », véritable brûlot et masterclass de batterie, s’offre ainsi une intro, issue d’un concert jazz, et un break à la contrebasse (!) sur lequel Dennis Lyxzén interroge en chuchotant… ou en hurlant notre rapport au travail. Une thématique qu’on retrouvera d’ailleurs souvent chez The (International) Noise Conspiracy. Et comment ne pas évoquer les huit minutes fantastiques de « Tannhäuser / Derivè » (le titre renvoie à un opéra et à Guy Debord) dont l’intro au violon avec ce riff menaçant et une batterie qui sonne le glas annonce la tempête. Alternance d’explosions hardcore, et de petits riffs tendus sur spoken word, et ce sublime passage presque post-rock à la moitié du titre (mode opératoire que l’on retrouve aussi sur l’excellent « Protest Song ’68 »)
« Every street is an adventure
And every road becomes a thrill
Because it can be
Every turn we take
And every decision that we don’t make
Even the decisions we don’t make
Will bring us into the secrets of the town
(…)
So where do we go from here?
Just about anywhere
Disorientated but alive
Boredom won’t get me tonight »
Les violons et… un accordéon clôturent un peu plus tard ce monument. Déroutant. Même le seul titre se rapprochant du Refused des débuts, « The Refused Party Program », à peine 2’40, s’offre une dernière minute de bruit vaguement électro. Autrement, chaque titre est une orgie de guitares tendues, de riffs qui colonisent l’oreille, avec une section rythmique diabolique. Il y a ce mélange groove-urgence que l’on retrouve chez Fugazi. Meilleur exemple avec le redoutable « Refused Are Fucking Dead » dont la rythmique du début évoque furieusement les Américains. À la quatrième minute, il y a ce mur de guitares dont le son massif et métallique a dû hanter bon nombre de groupes de (post)-hardcore. Qui ont du également se prendre une sacrée mandale avec le formidable « The Shape of Punk to Come » construit sur un riff redoutable et qui explore le talent multiple des deux guitaristes Kristofer Steen et Jon Brännstörm, véritables artisans du son Refused. Un groupe qui n’aura par contre jamais gardé longtemps un bassiste (parmi une dizaine de prétendants !). La production du disque, sans artifices, défie remarquablement le temps. Le son est compact, massif et l’équilibre batterie-guitares explose toujours à la gueule à chaque minute. Ce qui a sans doute contribué à la postérité du disque. Sans compter la partition déchainée de Dennis Lyxzén au chant. Alors que seul « New Noise » a fait figure de single et bénéficié d’un clip (on va y revenir), au moins deux autres titres aux accents plus « pop » auraient pu remplir aisément cette mission. « Liberation Frequency » et sa rythmique enjouée en son clean sur laquelle le chanteur chante… avant de hurler férocement sur les refrains alors que l’on se fait gentiment rouler dessus par un rythme massif. Ou le génial « Summerholidays vs Punk Routine », véritable manifeste contre l’apathie qui met la misère à trois générations et plus à venir de punks à roulettes. Avec un des plus beaux slogans du disque :
« We’re all tired of dying
So sick of not trying
Scared that we might fail
We’ll accomplish nothing
Not even failure
Rather be forgotten than remembered for giving in »
Mais c’est bien « New Noise » qui fut choisi comme single et a contribué au culte entourant cet album depuis 25 ans. Cela a même donné son nom à un magazine musical de référence (#buyit). Alors que le groupe préférait initialement « Liberation Frequency », ce fut « New Noise » qui eut droit à sa vidéo. Un clip qui allait commencer à tourner sur MTV. Et alors que l’on est en plein âge d’or du skate-punk mainstream, un paquet de teenagers aperçurent un groupe de suédois habillés comme des étudiants en architecture, ou grimés en peluche, balancer un titre explosif dont la rythmique basique en drop D, n’a rien perdu de sa puissance. Le petit riff palm-muté légèrement dissonant insuffle une belle tension tout le long du morceau. Et quelle intro, avec cet intermède électro avant ce Can I Scream? qui lance les hostilités. Et quelques punchlines mémorables :
« Great words won’t cover ugly actions
Good Frames won’t save bad paintings…
How can we expect anyone to listen
If we are using the same old voice
We need new noise
New art for the real people »
Sur le break, on trouve un extrait du film Apocalypse Now. Avant le final dantesque. Un manifeste pour sortir la musique du conformisme. Qu’on peut aussi bien lire comme un programme politique. L’histoire aurait pu en rester là. Mais dès 1999, le disque se vend à plus de 20 000 exemplaires aux USA et continue de recruter depuis de nouveaux fans les années suivantes puisque Epitath Records qui disposait des droits de distribution du disque (sorti chez Burning Heart) pour l’Amérique du Nord, constitua une plateforme plus importante pour son expansion. En 2012, le groupe décide de se reformer contrairement à ce qu’il annonçait en 1998. Selon certaines sources, le festival Coachella leur offre même un demi-million de dollars pour jouer en tête d’affiche en 2012.
On leur fait le même procès d’intention que pour Rage Against the Machine. Alors que finalement la subversion ultime n’est-elle pas de piquer des dollars au système en le critiquant sur les plus grandes ondes possibles ? Le débat reste ouvert. Refused a depuis sorti deux autres disques moins fondamentaux (Freedom en 2015 et War Music en 2019) mais toujours indispensables dans un monde devenu si conformiste, et qui peine à se révolter alors que bien des drames le menacent. À la fin de « The Apollo Programme Was a Hoax », dans une ballade boisée, incongrue dans un disque de hardcore, Dennis Lyxzén balançait d’une voix douce comme une réponse anticipée à tous ses détracteurs et/ou un défi à un système (politique néo-libéral) devenu fou :
« Your new world is on fire, and soon you’ll be too…
…Sabotage will set us free
Throw a rock in the machine »
Sur le verso de la pochette, on trouve aussi :
« In such an ugly time, the real protest is beauty. »
Can I Scream?
Sonicdragao