The Cure – Wish (rééd.)
En 2018, Cure fêtait dignement ses 40 ans à Hyde Park en compagnie de poids lourds de l’indie pop dont Interpol, Slowdive, Ride ou Goldfrapp. Que deux des groupes les plus emblématiques du mouvement shoegaze au début des années 90 aient été présents pour cette célébration n’étonnera personne : la proximité qui existe entre le Slowdive de Souvlaki ou le Ride de Nowhere avec la formation dirigée par Robert Smith ne fait aucun doute. Il existe bien sûr des ressemblances musicales indéniables lorsque l’on pense à la mélancolie distillée par tous ces groupes, leur goût pour les guitares bourrées d’échos et de réverbération, leur amour des textures et des tempos lancinants. On peut aussi s’amuser à comparer les accueils critiques réservés à ces groupes shoegaze et la manière dont Cure fut traité à ces débuts quelques dix-douze ans plus tôt. Détestés par la plupart des magazines de rock, en particulier le NME et le Melody Maker qui préféraient largement les groupes de Manchester dans les 80s et la Britpop dans les 90s, Cure, Ride et Slowdive devront leur salut à leur capacité à bien vieillir. Reformés au mitan des années 2010, Ride et Slowdive gagneront enfin la légitimité qu’on leur avait si longtemps refusée. Quant à The Cure, qui oserait aujourd’hui remettre en question sa place de leader de la scène britannique et son rôle de parrain du mouvement « indie » au sens large ?
Wish, sorti en 1992, marquait un point culminant dans la carrière d’un groupe qui non seulement entrait de plain-pied dans la maturité mais se sentait aussi pour la première fois en phase avec son époque. Ce disque sortait trois ans après Disintegration, un album dont on peut dire qu’il représente une forme de parachèvement pour Robert Smith et consorts. En fait, il me semble que tous les albums que le groupe avait sortis jusque-là étaient des disques de transition. Il y a bien sûr Three Imaginary Boys, sur lequel le groupe se cherche encore, puis la trilogie Seventeen Seconds, Faith et Pornography, des disques sur lesquels le groupe commence à poser les bases d’un rock gothique et mélancolique à souhait mais dont les grandes qualités se situent précisément dans leur relative incomplétude. Seventeen Seconds et Faith reposent sur des mélodies squelettiques et des arrangements inexistants. Pornography est plus dense mais reste un disque court qui semble inachevé – il l’est littéralement puisqu’il se conclut par un morceau cauchemardesque qui n’a pas vraiment de fin. Smith l’avait envisagé comme la fin d’une ère et on peut se demander s’il n’aurait pas proclamé purement et simplement la fin du groupe si celui-ci avait été un succès critique et commercial à sa sortie… mais voilà, ce ne fut pas le cas et Smith sentit sans doute qu’il devait (se) prouver quelque chose. Entre les singles rassemblés sur Japanese Whispers et des disques comme The Top, The Head on the Door et Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me, The Cure va s’orienter vers une musique plus commerciale mais aussi plus foutraque et de moins en moins contrôlée. Des tubes évidents comme « The Caterpillar » ou « Just Like Heaven » côtoient des bizarreries comme « Give Me It » ou « Hey You ». À chaque succès radiophonique semble répondre un morceau qui dit « ton avis, je m’en bats la race ». Et puis, donc, Disintegration : le disque où toutes ces expérimentations, tous ces petits pas de côté, sont apprivoisés pour donner lieu à un ensemble bien plus homogène et maîtrisé, où les tubes (« Lovesong », « Lullaby ») sont certes moins accrocheurs mais où tous les éléments contribuent à façonner un disque formellement parfait. Aux côtés de The Joshua Tree ou de Violator, Disintegration va constituer une trilogie de disques emblématiques d’une forme de maturité dans la musique pop de la fin des 80s, quand la new wave ou le post punk vont venir fusionner avec l’arena rock des dinosaures encore en activité : McCa, les Stones, Springsteen, Dylan, Bowie, etc. Le succès public va grandissant et la presse commence enfin à ne plus dénigrer systématiquement le groupe. Quand une nouvelle génération de groupes débarque des deux côtés de l’Atlantique pour apporter aux masses une musique issue des franges « indie » de la pop, elle voit dans les Cure, non pas des traitres à la cause, mais des grands frères ayant ouvert la voie – la reprise de « Just Like Heaven » par Dinosaur Jr. aura sans doute grandement contribué à consolider ce statut aux États-Unis. À la même époque cartonnent au cinéma les films de Tim Burton, dont l’esthétique gothique fascine la jeunesse. On pourrait citer tout un tas d’autres choses : la sortie en 1992 du Dracula de Francis Ford Coppola et deux ans plus tard de The Crow, par exemple. Autrefois moqués et rejetés, les goths sont en odeur de sainteté dans les maisons de disque et dominent Hollywood. C’est vraiment le moment où jamais pour Robert Smith d’enfoncer le clou.
En ce sens, on peut dire que Wish va cocher toutes les cases. Il est très clairement la suite logique de Disintegration et va baigner dans les mêmes eaux mélancoliques et éthérées que lui. Hors de question d’y placer un plan jazzy à la « Lovecats » ou des cocottes du genre de celles de « Hot Hot Hot ». Cependant, le rock alternatif de Nirvana, Pixies et consorts étant passé par là, on va remettre au premier plan les guitares et retrouver l’énergie de Pornography ou les passages les plus rock de Kiss Me Kiss Me Kiss Me. Avec le même line up que sur le précédent – Lol Tolhurst est officiellement viré mais on ne peut pas dire qu’il avait fait grand chose sur Disintegration – Robert Smith propose un disque qui ressemble plus aux prestations scéniques du groupe qu’à un pur produit de sorcier de studio. En fait, Wish comporte très peu de tricks de studio audibles. Il y a de belles plages de synthé mais tout semble reposer sur le sempiternel triumvirat du rock classique : basse, guitare, batterie. Là où il pêche peut-être un peu par rapport à l’album précédent, c’est par son manque de « hooks » : pas de mélodie mythique à la « Lullaby », pas de basse vrombissante comme sur « Fascination Street ». En fait, il n’y a pas grand-chose qui ressorte : l’ordre du jour, ici, c’est la nappe, la texture, la cohésion d’un groupe qui semble ne pas avoir été si soudé depuis l’époque du trio Smith/Gallup/Tolhurst des années 79-82. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de moments mémorables : on trouve la mélodie de guitare de « From the Edge of the Deep Green Sea », le tube accrocheur en diable « Friday I’m in Love » et la mélancolie ultime de « Letter to Elise » mais on note surtout la présence de pas mal de morceaux tournant autour des 6/7 minutes qui prennent leur temps pour construire une ambiance. Parmi ces morceaux, mes deux préférés sont « Apart » et « Trust », deux morceaux assez comparables dans leur manière de développer une atmosphère mélancolique, presque cinématique. Du point de vue de la production, il y a une forme de naturalisme qui tranche avec les disques des années 80. Les effets de modulation – chorus, flanger, phasers – sont bien là, mais pas de manière trop proéminente. Les guitares sont plus tranchantes qu’à l’accoutumée. Le chant de Smith est plus distant dans le mix, tout comme la basse de Gallup qui ne domine plus autant mais se fond un peu dans la masse. Lors de sa sortie, l’album pouvait manquer un chouïa d’aspérités à cause de cela. Le remaster proposé à l’occasion de la présente réédition réinjecte un peu de relief, mettant plus de poids sur les fréquences basses et apportant un peu de dynamique. Le disque, déjà très bon, en ressort grandi. Wish apparaît alors comme le disque de rock alternatif/shoegaze du groupe et en ce sens-là comme un classique de sa discographie.
Cependant, si Wish a une place à part dans l’œuvre de The Cure, c’est aussi pour une raison moins joyeuse : c’est le dernier vrai bon disque du groupe. Je ne dis pas que la suite soit foncièrement mauvaise : Bloodflowers est très recommandable et le disque homonyme contient son lot de bonnes choses. Mais voilà : ce qui frappe, c’est à quel point le groupe n’a pas évolué depuis. À vrai dire, ce ne sera pas faute d’avoir essayé. Juste après Wish, The Cure aura bien tenté avec Wild Mood Swings de refaire un virage pop et de renouer avec l’éclectisme de The Top ou Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me. Mais voilà, en dépit d’un excellent single, « Mint Car », le groupe va se planter dans les grandes largeurs et j’ai l’impression que cet échec va empêcher toute forme d’évolution dans la musique du groupe. Wish va donc constituer une sorte de point de non-retour, la balise immuable d’une formation qui va désormais jouer tout son répertoire avec le son de cet album-là. Allez encore aujourd’hui voire The Cure en live et vous entendrez des versions « Wishisées » des chansons de Seventeen Seconds ou de The Head on the Door. Idem sur album : le dernier en date, 4:13 Dream, n’est rien de plus qu’une version (beaucoup) moins inspirée de ce disque et il ne semble pas que les morceaux tirés d’un éventuel prochain album et dévoilés lors de l’actuelle tournée ne témoignent pas d’une volonté de bousculer les choses. Qu’importe : Wish est là pour l’éternité et un pressage vinyle parfait – chose assez rare pour être précisée – est là pour nous le rappeler.
Yann Giraud
Tous nos articles sur The Cure (chroniques, live report, disco express)