CAN – Tago Mago

Publié par le 11 février 2021 dans Chroniques, Incontournables, Toutes les chroniques

(United Artists, février 1971)

Il est une idée reçue assez tenace selon laquelle CAN produisait une musique arty des plus ennuyeuses. Brisons tout cela en deux d’emblée : CAN parle autant à l’intellect qu’il fait frétiller nos guiboles et remuer nos têtes. Yes they CAN! À l’image de la pochette, ça bouillonne là-dedans. Et dès l’inaugural “Paperhouse”, ça ne demande qu’à groover. Un max. Non sans une once de mélancolie, annonciatrice de la folie à venir. Mais on n’est pas pressé, on est parti pour 1h13. Il y a là une touche jazz indéniable mais tout ceci n’est jamais pédant, ça s’éclate plutôt que de s’écouter jouer. La musique de CAN fleure bon la liberté, les possibilités infinies, l’anti-conformisme (il n’est pas inutile de rappeler que l’acronyme signifie “Communism Anarchism Nihilism”). Après avoir gobé un bon gros “Mushroom” et erré longuement, désorienté, un coup de tonnerre annonce “Oh Yeah” qui va se charger de faire remuer tout ça. Bandes de chant passées à l’envers (serions-nous dans la Black Lodge de Twin Peaks ?), section rythmique démentielle pour un authentique chef-d’œuvre, la pièce maitresse du disque, avec le colossal « Halleluhwah » de 18’32 qui suit. 18’32 qu’on ne voit pas défiler.

L’art de la répétition. Tout s’imprègne, devient obsédant, Irmin Schmidt est inarrêtable aux claviers, des cordes agonisent en arrière-plan. Répète un peu pour voir. Et nous voilà sous hypnose. Au chant, un Damo Suzuki habité (succédant à Malcolm Mooney, dont la raison s’est fait la malle) chante autant qu’il gémit, en anglais, japonais ou dans une langue qu’il semble avoir inventé pour l’occasion, disparait puis ressurgit trois minutes plus loin, laissant les instruments dialoguer entre eux. La guitare aussi n’en place jamais une plus haut que l’autre mais vient occasionnellement distribuer des soli vicieux. Et l’on s’engouffre avec délectation dans des spirales infernales, notre cerveau est parti mais nos doigts claquent tout seuls. De l’expérimentation étonnamment accessible, d’interminables jams plus structurés qu’ils n’y paraissent, une production incroyable de modernité tant l’album sonne comme si on était dans la pièce, dodelinant de la tête. L’enregistrement dure trois mois (une éternité pour l’époque) dans le château de Nörvenich, près de Cologne. Non content de pondre des lignes de basse légendaires qui tournent à n’en plus finir, Holger Czukay dirige l’affaire de main de maitre, en chef d’orchestre intransigeant puis en monteur aux doigts de fée pour mettre sur pièce ce monstre de studio. Un monstre aux deux visages, le premier étonnamment accessible malgré sa complexité, le second terriblement opaque.

Car on avait menti. Toutes nos confuses. Second LP : fin de la récréation, on bascule totalement dans l’abscons. Après la transe irrésistible, les inextricables nœuds au cerveau. Les allemands creusent, explorent, divaguent. Nous sommes les rats de leur laboratoire. Et forcément, certaines expériences ne sont pas indolores. Le trip était phénoménal, la redescente est brutale.
C’est parfois carrément flippant lorsque les cordes s’intensifient, qu’un murmure incessant sème le trouble et des bruits de bouche totalement azimutés ne cessent d’alimenter le mal-être (“Aumgn”). Et ça dure 17’37. Presque aussi long que “Halleluhwah” mais la saveur est tout autre. À ne pas écouter seul la nuit. Voire à ne pas écouter du tout. Aussi repoussant que le terrible “Frankie Teardrop” de Suicide. On comprend mieux pourquoi le pauvre Malcolm Mooney a jeté l’éponge, sur conseil de son psychiatre, craignant qu’il ne vire timbré pour de bon. Notre santé mentale n’est guère plus épargnée sur “Peking O” où on a le sentiment d’être en proie à de sévères hallucinations. On sort lessivé de cette interminable traversée en eaux troubles, aux confins de la folie.

C’est alors que, quémandant un break de toute urgence, “Bring Me Coffee Or Tea” nous est servi sur un plateau, apaise nos nerfs et nous offre une sortie plus convenable, presque convenue au regard de tout ce que nous avons affronté précédemment. Alors oui, Tago Mago est terriblement roublard, il nous appâte et nous stimule d’abord pour mieux nous pétrifier ensuite, comme de pauvres gamins pris au piège. Son écoute intégrale demeure une épreuve, inutile de prétendre le contraire. Les plus instables lui préféreront sans doute son successeur Ege Bamyasi, tout aussi fondamental et bien plus accessible (“you’re losing, you’re losing your vitamin C!“). Mais c’est bien celui-ci qui posa les premières fondations et définit en compagnie de compatriotes teutons aventureux ce qu’est le krautrock, répétant inlassablement des boucles proprement jouissives ou parfois franchement infernales. Bowie rendra cela plus digeste en allant s’enfermer à Berlin avec quelques copains et beaucoup d’opiacées, des mancuniens ténébreux en injecteront dans leur musique dépressive, la musique électronique remerciera éternellement ces défricheurs… Et nul besoin d’être devin pour s’imaginer que des petits jeunes comme John Dwyer (Thee Oh Sees) ou Stu MacKenzie (King Gizzard) grandirent en ingurgitant plus que de raison cette stupéfiante potion du nom de Tago Mago, écoutilles grandes ouvertes et stylo à la main. Ce disque a 50 ans, la musique lui doit beaucoup et gageons que dans 50 ans, si l’humanité n’a pas été anéantie par une guerre climatique ou un foutu virus qui aura muté 123 fois, elle continuera de le célébrer comme il se doit.

Jonathan Lopez

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