Suprême NTM – Suprême NTM (Epic)
Autant en rap US, un certain nombre de groupes peuvent prétendre au statut de groupes mythiques (Cypress Hill, Beastie boys, Public enemy, EPMD, Wu-tang Clan…) autant en France il y en a clairement deux au-dessus du lot : NTM et IAM. On peut en citer quelques autres comme MC Solaar, Assassin, Ideal J, Ministère A.M.E.R. ou plus récemment La rumeur… mais ils n’ont jamais atteint l’ampleur de ces deux monuments. Sans ces deux groupes, le rap français n’aurait sans doute jamais eu autant de fanatiques et n’aurait peut-être pas non plus engendré autant de pseudo-artistes déplorables surfant sur la mode du moment… mais c’est une autre histoire.
Revenons à nos lascars. Avant d’être un acteur roi du show-bizz Joey Starr alias Didier Morville, était un rappeur émérite. Il rencontre Bruno Lopes, futur Kool Shen, en 1983 à l’âge de seize ans. Ils ont un coup de foudre commun pour la culture hip hop venue des States qui commence à se développer en région parisienne. Le break dance pour commencer, puis très vite le graffiti. Ils “retournent” les métros en les recouvrant de leur blaze “NTM” (pour Nique Ta Mère, une “expression” très populaire dans les cités du 9-3).
Ils se lanceront dans le rap un peu par défi, comme pour se prouver que eux aussi gamins de cité sont capables d‘écrire de vrais textes et de clamer leur haine au micro. Ils font quelques scènes dans les MJC et se constituent une base de fans.
Ils adoptent définitivement le nom NTM en 1988 et font ainsi partie des premiers groupes hip hop en France avec le DJ Dee Nasty et Assassin.
Les deux comparses écrivent beaucoup sur le graffiti au début puis développent un style bien à eux, agressif, revendicatif. Du rap dit conscient qui dénonce les injustices et s’en prend aux autorités, en premier lieu desquelles la police. Leur premier album Authentik reçoit un accueil très favorable et ils seront les premiers rappeurs français à remplir le Zénith de Paris le 24 janvier 1992. Une date à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du rap français.
Les deux albums suivants 1993, J’Appuie Sur La Gâchette et Paris Sous Les Bombes confirmeront tout le bien qu’on pensait d’eux et doivent faire partie de la discographie idéale de tout amateur de rap qui se respecte.
Lors de la tournée de Paris Sous Les Bombes, Joey Starr clame sa haine légendaire envers les flics et se voit écoper d’une peine de prison qui fera le plus grand bruit. La machine médiatique s’emballe et NTM est plus que jamais au centre de toutes les attentions.
Tous les projecteurs sont donc braqués sur le suprême Nikoumouk (NTM en arabe) au moment de la sortie de cet album. Pas le moment pour les gars du 9-3 de s’assagir en lâchant du lest. Pas le genre de la maison non plus qui préfère enfoncer le clou pour asseoir définitivement sa notoriété.
L’intro annonce la couleur d’emblée : une atmosphère angoissante, des flics entendent le cri tonitruant de Joey et sont terrifiés, il part dans un grand rire démoniaque. Les enfants terribles du rap français sont de retour et visiblement le duo n’a pas spécialement envie de se réconcilier avec son ennemi de toujours.
“Back Dans Les Bacs” vaut surtout pour la forme plus que le fond. L’instru entraînante et les flows percutants des deux MCs sont loin d’être désagréables même si les textes (très orientés égotrip) ne font clairement pas partis de leurs meilleures productions.
Ça va venir avec “Laisse Pas Trainer Ton Fils” qu’on ne présente plus et qui deviendra très vite un classique du rap français. Le discours se veut posé, les caille-ra du 9-3 qui encourageaient à foutre le feu il n’y a pas si longtemps (“Qu’Est-Ce Qu’on attend” sur Paris sous les bombes) ont mûri. Ils jouent leur rôle de grands frères. Le ton est grave. L’instru avec ses violons mélancoliques sert remarquablement le propos. On parle du quotidien de cité qui peut vite faire dévier les gamins dans la mauvaise direction (“A force de tourner en rond ton cerveau te fait défaut, puis fait des bonds. Et c’est vraiment pas bon quand t’en perds le contrôle, quand pour les yeux des autres, tu joues de mieux en mieux ton rôle. Ton rôle de “caille-ra”, juste pour ne pas qu’on te dise : “Voilà tu fais plus partie de la “mille-fa” d’en bas”. C’est dingue mais c’est comme ça. Sache qu’ici-bas, plus qu’ailleurs, la survie est un combat.”) Joey Starr parle de sa propre expérience dans des textes touchants, revient sur sa relation très difficile avec son père.
La suite est du même acabit. L’instru au piano de “that’s my people” est tellement bien trouvée qu’on pourrait l’écouter 10 minutes en version instrumentale sans s’en lasser. Le titre, rappé uniquement par Kool Shen, est une ode à son proche entourage. Il démontre tout son savoir-faire, sa maîtrise de la rime.
Après ces deux titres posés, changement de registre avec l’hymne du 9-3 “Seine St-Denis style”, morceau survolté dans lequel Joey Starr excelle comme d’habitude dès qu’il lâche les chevaux. Et on enchaîne avec “ma benz”, peut-être le morceau de rap français le plus diffusé en boîte. Ah vous en avez serré des meufs sur celle-là hein mes salauds ! Certainement pas le morceau le plus fin écrit par le duo, il n’en demeure pas moins efficace.
“C’est Arrivé Près D’Chez Toi” n’a jamais eu autant de succès que les principaux singles de l’album, c’est pourtant une tuerie sans nom, un des meilleurs titres de l’album. Jaeyez d’Afrojazz signe un couplet remarqué sur l’urgence de la situation sociale (“Survie oblige, c’est un système barbare. On ne va pas colmater la fracture sociale de plâtre. 9-8 encore plus qu’en 68, il va falloir se battre.“)
Quant à Kool Shen, il dénonce l’étroitesse d’esprit de nos concitoyens (“je te souhaite la bienvenue dans la France de ceux qui pensent qu’en banlieue on ne peut pas penser puisqu’on pense qu’à danser, rapper sur des beats cadencés. Remarque, ils pensent aussi que les 3 millions de chômeurs c’est 3 millions d’immigrés, donc, c’est clair que c’est pas gagné, qu’avec leur vision bornée, je me dis même, que le mec qui redressera le pays, il est pas encore né.”)
Il faut dire que le racisme bat son plein. On est en 98, la France n’est pas encore championne du monde et le mythe black-blanc-beur n’a pas fait son apparition. Les gars d’NTM n’étaient surement pas dupes des faux espoirs qui en ont découlés. 14 ans après, leurs textes sonnent toujours justes et plus que jamais d’actualité.
“On Est Encore Là”, dans la même veine énervée que “Seine-St Denis Style”, insiste sur le chemin parcouru et la légitimité du groupe, envoyant un gros fuck aux censeurs du CSA au passage “on est encore là, prêts à foutre le souk et tout le monde est cor-da. Nique le CSA !“. Les lyrics très engagés font partie des grands crus de cet album, tout comme ceux d'”Odeurs De Souffre” où le constat est amer, le ton presque résigné (“Réagissez à tout prix, vous sentez pas l’odeur de soufre ? C’est le souffle de l’individualisme, moi ça m’rend ouf ! […] Le politicard se dit sur l’terrain, c’est bien.. !? Mais bien trop loin, gros roublard, du vrai quotidien ! Pour eux y’a pas l’feu, c’est pas comme d’autres qui vivent dans l’attente. Putain ! Mais qui a mis la misère sur cette longue liste d’attente ?“)
Le dernier grand morceau de l’album est “Pose Ton Gun”. L’homme à la dentition imparfaite, qu’on appelle aussi Jaguar Gorgone, adopte sur le refrain un phrasé plus proche du ragga que du rap et le fait rudement bien. Les textes, dans un registre similaire à “Laisse Pas Trainer Ton Fils”, montre que les bad boys savent aussi être responsables. Un des plus grands morceaux du rap français, sans discussion.
Si on peut faire un reproche à cet album, c’est peut-être de manquer d’homogénéité. Dans les albums précédents, il y avait une ligne de conduite et ils s’y tenaient. Là, NTM varie les plaisirs, ajoute des cordes à son arc ce qui lui permet de toucher un public plus large mais aussi de perdre un peu en cohérence s’égarant parfois en chemin avec des titres moins percutants ou plus “light” (on a parlé de “Ma Benz”, citons aussi “Je Vise Juste” et “Respire”).
Néanmoins, la machine NTM est parfaitement huilée. Les instrus claquent, la maitrise des deux MCs est parfaite, leur cohésion à son apogée. Ils se complètent parfaitement : Joey la brute est rempli d’une rage non feinte et son énergie est palpable à chaque rime. Kool est plus posé, moins foufou mais son style fait toujours mouche.
On aurait pu choisir un des disques précédents du groupe en tant qu'”album culte” mais celui-là, malgré ses imperfections, regorge de titres exceptionnels et les a propulsé définitivement à un statut d’incontestable chef de file du rap français.
Contre toute attente, le groupe se séparera après une tournée triomphale et un (grand) album live, chacun se consacrant à ses nouvelles occupations (albums solo, label, marque de fringue, cinéma…) avant d’effectuer un come-back en 2008 histoire d’amasser les biftons diront les mauvaises langues.
Finalement, leur séparation, longuement regrettée, était peut-être une bonne chose, histoire de ne pas sortir le disque de trop. Finir là-dessus c’est quand même assez classe.
JL