David Bowie – Station To Station (RCA)
Fin 75, quand David Bowie débute l’enregistrement de Station To Station, son 8e album studio, il n’est pas au mieux psychologiquement, loin s’en faut. Bowie et son esprit bouillonnant, a remisé tour à tour ses costumes de Major Tom, Ziggy Stardust, Halloween Jack et s’apprête à camper un nouveau personnage. Cette forme de schizophrénie domptée jusqu’alors par sa folie créatrice est cette fois-ci difficilement maîtrisée en raison des montagnes de coke qu’il s’enfile.
Bowie a été très marqué par la schizophrénie de son demi-frère Terry (qui se suicidera en 1983) et a vu, une de ses idoles Syd Barrett, subir le même type de descente eux enfers… Il craint donc de sombrer à son tour. En proie à de sévères hallucinations (du genre cadavres qui tombent devant sa fenêtre et sorcières voleuses de sperme. Du costaud…) et une paranoïa excessive, Bowie est en train de se perdre à Los Angeles. Son alimentation est alors réduite à portion congrue : des poivrons et du lait… Son biographe David Buckley le décrit dans un état de « terreur psychique ». Il déclarera plus tard avoir failli laisser sa vie dans la cité des anges et y avoir vécu les jours les plus sombres de sa vie. Il considérait d’ailleurs après coup Los Angeles comme une « putain de ville qu’on devrait rayer de la surface du globe ».
L’enregistrement de Station To Station demeure bien mystérieux puisque Bowie lui-même déclarera ensuite n’en avoir quasiment aucun souvenir. Ses narines s’en souviennent en tout cas.
Néanmoins, ce Bowie au fond du trou est inspiré comme rarement. Et s’apprête à décloisonner de nouvelles portes où il s’engouffrera par la suite avec délice.
La période glam (sa meilleure pour beaucoup et on peut difficilement leur donner tort) n’est qu’un lointain souvenir. Station To Station se trouve à la croisée des chemins, entre le « funk blanc » amorcé par Diamond Dogs et Young Americans, et la trilogie berlinoise à venir, qui continuera de façonner la légende du bonhomme. Un bonhomme qu’il faut désormais appeler le « thin white duke ». Finie l’excentricité des délires glam, place à la rigueur. Blanc comme un linge, cheveux gomina plaqués en arrière, stricte comme un officier SS.
Station To Station n’est que paradoxe. Aussi accessible qu’impénétrable, aussi jouissif que complexe. Seulement six titres mais des tonnes d’idées, de tentatives, de variété.
Le single « Golden Years » est pourtant trompeur. Dans la continuité de Young Americans, il fait bouger les miches et donne ainsi un calmant à RCA, son label qui le tanne pour un single. Efficacité redoutable et pare-feu idéal. Bien vu.
Le titre le plus fascinant de l’album est le premier, le morceau-titre, un monument qu’on pourrait presque scinder en trois.
Au loin, le bruit d’un train qui approche doucement puis inexorablement. Dans ses wagons le kraut et des prémices de new wave. Comme d’habitude, Bowie détecte les nouveaux courants (fasciné par Kraftwerk et autres Can), se les approprie, les rend accessible, les rend brillants. Bowie n’invente pas, il digère et recrache à sa sauce.
Quand le train arrive en gare, un synthé inquiétant lance une danse macabre. La ligne de basse suit le mouvement, avant une guitare funky qui, déjà, annonce l’ambivalence du morceau, les contrastes à venir. Les sons commencent à affluer de toutes parts, à se faire plus pressants quand Bowie déboule à son tour : “The return of the thin white duke throwing dots on lover’s eyes. » Le voilà qui recommence. Le monde est prévenu, il faudra donc compter sur ce duc maigrichon.
Bowie, personnage à multiples facettes on commence à le savoir, nous en offre plusieurs sur ce disque. Et déjà sur ce titre. Tour à tour prêcheur solennel et menaçant puis animateur de soirée quand la fanfare s’agite derrière lui avant d’emporter le tout d’un entêtant et compulsif “it’s too late to be grateful, to be late again“… Bowie vit ses titres, les amène dans une dimension nouvelle.
Incroyable leçon de plus de 10 minutes qui laisse tout le monde sur le cul.
Mais s’il n’y avait que « Station To Station », je ne serais peut-être pas là pour en faire tout un foin… Bowie se mue ensuite en crooner sur “Word On A Wing”, triste ballade aux airs de complainte, avant de réenfiler le costume à paillettes et cabotiner sur l’étrange “TVC 15” qui peut décontenancer mais produit avant tout une attirance irrésistible (« oh my TVC15, oh oh TVC15 »)
Deux ans plus tôt, sur Young Americans, Bowie s’était lancé à corps perdu dans la soul. Assez maladroitement par moments, au milieu de fulgurances et franches réussites. Ici il maitrise davantage son sujet, piochant avec parcimonie dans ses influences diverses, trouvant le juste dosage, mélangeant habilement la froideur mécanique du kraut et la séduction soul. Mariage improbable ? Mariage rendu idéal ! Par la grâce du talent.
Et voilà qu’après s’être bien amusé, on se prend un riff rock’n’roll funkysant en pleine face signé Carlos Alomar (« Stay »). On est bien loin du style Mick Ronson mais Bowie le caméléon est bien dans son élément, en toutes circonstances, et quelque soit ses comparses. Après l’accroche ô combien aguicheuse, sexy en diable, “Stay” nous emmène à son tour là où on n’a pas prévu d’aller avec un refrain qui, au lieu d’exploser, joue la carte de l’apaisement. Puis, les guitares geignent, frétillent, le final est un nouveau feu d’artifice.
Enfin, l’excitation retombe. Il est temps de dire au revoir au thin white duke. En guise d’adieu : “Wild Is The Wind”. Beau à pleurer. Chantée à l’origine par Johnny Mathis sur le film du même nom, puis reprise par Nina Simone, « Wild Is The Wind », semble avoir été écrite par Bowie lui-même tant elle met en valeur son timbre. Après avoir fait des folies de son organe, nous procurant bien des orgasmes auditifs, Bowie renoue avec son ton grave et sobre. Et nous succombons.
Et voilà qu’en seulement six titres, Bowie éclabousse le monde de sa classe, rebat de nouveau les cartes, pour la énième fois. “De gare en gare”, poursuivant son périple, ses remises en question permanentes. Prochain arrêt : Berlin.
JL