Shannon Wright – Reservoir of Love

Ne pas être là où on l’attend. Tel semble être le leitmotiv qui guide Shannon Wright ces dernières années. En 2013, elle signait son album le plus noisy (In Film Sound) avant de laisser pour la première fois la place à des sonorités électroniques (le merveilleux Division, 2017) et enchainait derrière, l’air de rien, avec son premier disque entièrement composé au piano (le beau mais inévitablement plus monotone Providence, 2019). Cela pourrait faire beaucoup pour une seule femme mais ce n’est pas tant quand on connait son talent. Et son envie d’aller de l’avant, toujours. Celle-ci est intacte mais a été bien mise à mal, par le Covid d’abord qui nous a tous mis la tête dans le seau et a porté un bien vilain coup à sa créativité. Par une maladie auto-immune ensuite qui aurait pu l’emporter et nous priver ainsi de cette nouvelle merveille qui nous permet de réaliser que notre réservoir d’amour pour cette femme semble inépuisable.
Nulle trace de piano sur l’entame éponyme. Après le tintement innocent des cloches, le ciel se charge, l’atmosphère se fait pesante. Shannon semble tenir la menace à distance respectable mais on comprend bien que tout finira par cramer pour de bon. Sur le refrain d’abord pour les premières étincelles, avant que tout cela ne prenne des allures de brasier incontrôlé sur le final. C’est fameux et ce sera difficile de faire mieux. Des décharges comme celles-ci, nous en retrouverons un peu plus loin, un peu moins fort peut-être, mais les accueillerons de manière tout aussi extatique. Shannon dirige également les opérations avec une poigne de fer sur l’imposante « Weight of the Sun ». « Ballad of a Heist » viendra, quant à elle, garnir les rangs des morceaux sur lesquels vous vous mettez machinalement à jouer de l’air drums. Après quelques arpèges et murmures, l’entrée de la batterie à 0’31 précises provoque en effet un irrépressible entrain, jamais démenti par la suite. Et le falsetto du refrain, sur un fil ténu mais suffisamment résistant, ne manque pas de faire mouche. Ces trois morceaux ne font qu’illustrer une des facettes bien connue du talent de Shannon Wright et il nous tarde déjà d’observer leur restitution en live où elle sera entourée de deux membres de Shipping News. Pour ce qui est de cet album, c’est Shannon et Shannon seule*, que vous entendrez malmener sa guitare, pincer ses cordes de basse, marteler ses fûts, effleurer ses instruments à cordes, tapoter son piano ou ses claviers. Et donner de la voix. Admirablement bien, cela va de soi.
Tout du long, Shannon souffle le chaud et le froid, alterne coups de semonce et caresses, attise les braises autant qu’elle émeut les foules. La délicatesse de « The Hits », tout en grâce suspendue, vient offrir un contrepoids bienvenu et délectable aux quelques décharges sus-mentionnées. L’équilibre, précaire sur le papier, s’avère savamment maitrisé. La splendide « Countless Days », miraculeusement construite, offrent des sursauts fréquents lorsque jaillissent contrebasse, violon, alto et même mellotron, aussi imposants que fort à propos, qui propulsent le tout dans une autre dimension. L’épure lui va si bien mais les arrangements quand ils sont si remarquablement dosés, ornent également de la plus belle des manières des récits qui n’en nécessitaient pas tant pour se révéler captivants. La production aux petits oignons ne gâche rien.
« Mountains » et « Shadows », dédié à Philippe Couderc, fondateur d’Abus Dangereux et Vicious Circle, disparu en 2021, bénéficient d’un traitement similaire. Là encore, nous sommes saisis par la richesse et la justesse de l’orchestration, sans toutefois donner dans la grandiloquence superflue. Tout au bout de ces trente minutes à fleur de peau, insolentes de maitrise et portées par une flamme qui parfois vacilla mais jamais ne s’éteindra (prions, mes amis !), on retrouve « Something Borrowed », écrit pour son ami Steve Albini. Shannon officie seule au piano et c’est sublime. Son jeu toujours aisément reconnaissable, entre douceur et tension, ne fait qu’un avec sa voix fragilisée par la douleur du souvenir. Et lorsqu’il est temps de lui dire adieu et de nous laisser tout penauds, ses doigts se mettent à cavaler sur les touches, comme pourchassés par les chœurs (assurés évidemment… par elle-même). Magistral.
Cela ne surprendra personne qu’une artiste si accomplie que Shannon Wright parvienne à allier une grande ambition à une sincérité immense et bouleversante mais cet album, parfaitement pensé et calibré, ressemble à un coup de maitre que peu sont capables de produire. Et il va se loger tout en haut d’une discographie déjà admirable. Philippe et Steve, deux de ses plus grands admirateurs, doivent être si fiers.
Jonathan Lopez
*Allez, quelques parties de batterie et des cordes sur certains titres ont tout de même été confiées à Kevin Ratterman.