Russian Circles – Gnosis
On ne parvient que difficilement à déceler la moindre fêlure dans la discographie imposante du trio de Chicago Russian Circles, si ce n’est un bloc trempé dans la suie, d’une pesanteur de plomb, dont les trajectoires multiples, jamais prévisibles, ont emprunté tous les chemins possibles et inimaginables. Il suffit parfois de moins d’une heure pour acquérir une réputation qui dure mille ans, tel pourrait être la filiation qui unit chacune de leur production depuis 2006. Une progressivité musicale mutante et complexe, toujours élaborée dans un laps de temps réduit entre des tournées et des sessions studios intenses. En s’éloignant continuellement de leur pré carré, le groupe continue d’explorer les multiples dimensions des sphères musicales, en recombinant les signaux captés et les fréquences absorbées, en une matière indissoluble, comme échappée d’un vortex. Flirtant toujours avec le proverbial post-metal et space rock, les Russian Circles ne se sont jamais éloignés de leur enveloppe originelle. Depuis Enter (« Death Rides a Horse » est à ce jour indéboulonnable), nos trois compères n’ont cessé d’évoluer en évitant les écueils boursouflés d’un post rock maintes fois pratiqué à grands renforts de dialogues ennuyeux extraits de films. L’implication du bassiste fondateur Brian Cook, ayant officié au sein de groupes comme Botch ou These Arms Are Snakes, est pleine et entière, ce qui explique notamment la propension du groupe à s’extirper des codifications de genres en s’imposant comme les poids lourds de l’instru-metal. Blood Year avait déjà marqué les esprits précédemment avec ses parenthèses cosmico-grooves. Mike Sullivan, Dave Turncrantz et Brian Cook sont jusqu’ici toujours parvenus à démêler des mélodies luxuriantes au milieu de la masse composite de leurs compositions. Avec Gnosis, Russian Circles pulvérise les repères, entrant dans une dimension atmosphérique et stellaire. Une toile anthémique qu’inaugure « Tupilak » à grands renforts de riffs massifs, l’impression d’approcher du bout de la falaise pour descendre dans les ténèbres. Huitième album, sixième piste, « Betrayal » démarre en trombe avec un blast black metal accentuant cette tension crépusculaire appuyée par la frappe de cosaque précise et phénoménale du batteur.
Le trio a cette facilité de pouvoir basculer de la beauté vers la violence, faisant coexister des contrastes suaves, schéma qu’Isis empruntait dans son post-metal. « Ó Braonáin » constitue un intermède plus calme au milieu des assauts cathartiques de ce disque cinématique.
Enregistré dans le studio de Kurt Ballou, Gnosis s’impose comme une œuvre majeure, en écho avec un monde dont la noirceur se consolide et perd de son intensité à mesure que l’on prend de la hauteur, une sensation vertigineuse vitale pour échapper aux vicissitudes de l’actualité. Un voyage forcément salvateur.
Franck Irle