Rage Against The Machine – Rage Against The Machine (Epic)
C’est non sans une certaine émotion que je m’attelle à la chronique de ce disque qui représente tant pour moi. Un disque qui s’apprête à être réédité pour ses 20 ans…
Putain 20 ans ! 20 ans que cet album est sorti provoquant un véritable raz-de-marée dans le paysage musical.
L’histoire de la musique ça tient parfois à peu de choses. À l’enfance de Zack de La Rocha par exemple. Si celle-ci avait été sans histoire, Rage Against The Machine n’aurait peut-être jamais vu le jour. Impossible à savoir bien sûr et inutile de spéculer là-dessus. Toujours est-il que ce qu’a vécu le jeune Zacarias dans ses plus jeunes années a contribué à lui forger sa personnalité et ses convictions.
En tant que mexicain-américain grandissant dans une banlieue californienne, il a très vite été confronté au racisme et à l’ignorance de certains collègues et profs. Pendant longtemps, il s’est tu. Et durant ses années lycéennes, il a soudainement changé d’attitude “je me suis dit que je ne resterai plus jamais silencieux. Je me devais de répondre dans ce type de situation, quelque soit le moyen et le lieu.” La musique deviendra très vite son moyen d’expression privilégié.
Heureusement Zack n’a pas fait que des mauvaises rencontres au cours de sa scolarité. C’est aussi là qu’il a fait connaissance de Tim Commerford, futur bassiste de RATM, qui lui apprit comment chouraver de la nourriture à la cantine.
Zack se prend ses premières claques musicales en écoutant les Sex Pistols, Bad Religion, Minor Threat… En 1988, il forme le groupe Inside Out qui ne fera pas long feu mais aura le temps de sortir l’EP No spiritual surrender, souvent cité comme une référence dans la scène hardcore. Un des morceaux du groupe se nomme “Rage Against The Machine”…
Mais Zack cultive également une passion pour le hip-hop. Fasciné par Public Enemy, Run DMC et autres KRS One, il découvre ainsi qu’il n’est pas nécessaire de hurler son message pour se faire entendre. Il se met lui aussi à rapper, fréquentant régulièrement les clubs de freestyle.
Et un beau jour, un certain Tom Morello passe par là et assiste à la prestation de ce jeune rempli de colère. Le son est tellement crade qu’il ne comprend rien aux paroles, sa curiosité va donc le pousser à aller parler au MC. Il jette un oeil aux lyrics de Zack et se retrouve complètement dedans. Comme un coup de foudre idéologique… Il rappelle son vieux pote Brad Wilk, Zack convoque Tim Commerford. Rage Against The Machine est né et s’apprête à balancer un brûlot contestataire surpuissant dans la gueule de l’Amérique bien-pensante et puritaine.
Le nom du groupe, qu’on pourrait traduire par “rage contre le système“, ne laisse pas de place au doute. La pochette, d’une violence extrême, est tout aussi explicite. On y voit un homme en flammes. Cet homme c’est Thích Quảng Đức, un moine bouddhiste qui a choisi de s’immoler par le feu pour protester contre la répression anti-bouddhiste ordonnée par le président catholique Diêm. On ne s’attend donc pas à écouter un disque de comptines.
“Bombtrack” ouvre les hostilités. Et ça démarre en trombe. L’intro à la guitare de Tom Morello est déjà énorme. La tension est là, on imagine une course-poursuite qui va déboucher sur une explosion. Bingo. Morello balance un riff lourd, énorme, soutenu par une basse de mammouth. Et là je me dis que les gars qui ont entendu ça pour la première fois, ça a dû leur faire drôle. “Yo it’s just another bombtrack” scande De La Rocha. On est prévenus. On va s’en prendre plein la face et ma foi ça ne nous dérange pas vraiment. Et attendez les mecs c’était qu’un petit amuse-bouche. Parce qu’après il rappe le gars et il rappe avec un flow de malade. Faut dire qu’il a la rage et ça s’entend. Les textes sont revendicatifs, sans concession (“I warm my hands upon the flames of the flag“/”Je me réchauffe les mains sur les flammes du drapeau“). Le tout sur une “instru” qui arrache tout. La vache, le morceau le plus cool du monde. Le truc tu te dis que tu peux le balancer à ton arrière grand-mère de 90 ans à moitié sourde, elle va se mettre à sauter partout.
Après ça on suppose que le reste sera forcément en-dessous. Et là on entend “Killing In The Name”. Un hymne. Le morceau qui peut te sauver si t’es embarqué dans une soirée variét’. Celle-là et “Smells Like Teen Spirit”, les seules que tu peux passer quoiqu’il arrive. Même le blaireau qui connaissait tout Claude François par coeur va se mettre à beugler comme un goret “Fuck you I won’t do what you tell me !” La force de la (grande) musique ! Et déjà la confirmation que Tom Morello est l’un des plus grands guitaristes de tous les temps, un virtuose qui sort des sons de sa gratte qu’on pourrait croire venir d’une platine.
Passé l’effet de surprise, il faut se rendre à l’évidence : le niveau est maintenu d’un bout à l’autre de l’album. Pas un temps mort, aucune accalmie. La basse groovy de Tim Commerford (son slap sur “Take The Power Back” est dantesque), la batterie funky de Brad Wilk, les riffs cinglants de Morello, le flow inimitable de De La Rocha. Le quatuor forme une alchimie parfaite.
L’énergie dégagée est incroyable et la rage n’est pas feinte, elle est palpable. Les solos de Morello sont chaque fois plus surprenants et jouissifs les uns que les autres. Tout semble bâti pour le live. D’ailleurs cet album sonne comme un album live.
“Bullet In The Head” est une bombe à fragmentation, Commerford allume la mèche avec sa ligne de basse oppressante. Les breaks et changements de rythme sont légions et Morello sait, mieux que quiconque, faire monter la pression jusqu’à la déflagration finale. Zack dénonce la manipulation gouvernementale avec la complicité des médias (“They load the clip in omnicolour. They pack the 9, they fire it at prime time. The sleeping gas, every home was like Alcatraz.”/“Ils chargent le clip en omnicolor. Ils enveloppent le 9, le balance à l’heure d’audience maximale. Le gaz anesthésiant, dans toutes les maisons comme à Alcatraz.”) Et souligne la crédulité du citoyen, en bon éveilleur de conscience (“Just victims of the in-house drive-by. They say jump, you say how high ?”/ “Juste victimes de manoeuvres faites maison. Ils te disent de sauter, tu demandes de quelle hauteur ?”).
“Know Your Enemy” avec Maynard James Keenan (chanteur de Tool) est d’une efficacité à toute épreuve et une fois de plus Morello nous rend fou avec ses riffs de martien et son solo de mutant. Juste extraordinaire ! De La Rocha nous donne sa propre vision du rêve américain : le compromis, la conformité, l’assimilation, la soumission, l’ignorance, l’hypocrisie, la brutalité et l’élite (“All of which are american dreams“).
Les lyrics de Zack de La Rocha sont autant de punchlines, des véritables slogans révolutionnaires qui associés à cette musique si jouissive et scandés avec une telle force, nous donne clairement envie de tout péter.
“Wake Up”, dont le début n’est pas sans rappeler “Kashmir” de Led Zep, est un hommage aux militants de la cause black aux Etats-Unis. De La Rocha cite d’ailleurs Martin Luther King à la fin du morceau (“how long, not long cause what you reap is what you sow”).
Les deux morceaux suivants sont dans la lignée des précédents, ils envoient sévère. Morello continue de nous gratifier de sons venus d’ailleurs mimant les sirènes de police sur le flow impeccable de Zack De La Rocha (“Fistful Of Steel”) tandis que Brad Wilk et Tim Commenford (et sa basse qui semble enrhumée) impriment un rythme funky des plus plaisants sur “Township Rebellion” dont le refrain est encore une fois efficace en diable.
Pour clore l’album, “Freedom” part à 2 000 à l’heure. Ce morceau incroyable de 6 minutes, plein de changements de rythme et de breaks hallucinants, nous fait passer par tous les états. Sur le final De La Rocha hurle “Freedom” à plusieurs reprises, s’arrachant les cordes vocales comme si sa vie en dépendait. On sort lessivé. Une forme d’apothéose à un album parfait qui n’a pas pris une ride.
J’ai dû l’écouter 7 800 fois environ et il me fait toujours le même effet. Vous pouvez l’écouter partout, n’importe quand. Au réveil, en bagnole, sous la douche, en cas de déprime, en fête, avant un entretien, au casque… Un seul impératif : à écouter à plein volume !
Avec ce premier disque, Rage Against The Machine va démontrer que la fusion rock-rap qui semblait improbable peut rendre un résultat exceptionnel quand le talent est là. Un triomphe critique et commercial qui va donner des idées à beaucoup de monde. Souvent pour de piètres résultats. Maintes fois imité, jamais égalé. Même par le groupe lui-même qui publiera par la suite trois excellents disques, mais inférieurs à ce qui restera comme leur chef-d’oeuvre.
JL