PJ Harvey – I Inside the Old Year Dying
À l’instar de Thom Yorke, Geoff Barrow ou Nick Cave, PJ Harvey fait partie de ces artistes rares dont la discographie semble dépasser la simple accumulation de bons disques pour constituer une œuvre, au sens où on pourrait le dire des toiles de grands maîtres ou de ces films réalisés par des démiurges un peu misanthropes distillant leur génie au compte-goutte… on attend un nouveau Radiohead comme jadis on attendait un Nagisa Ōshima ou un Terrence Malick. On sait que l’attente sera un peu longue, que l’objet ne sera pas forcément aimable au premier abord, qu’il va falloir l’apprivoiser quelque peu, mais qu’il ne laissera pas indifférent.
Depuis Stories from the City, Stories from the Sea, son dernier disque de rock basique aux singles accrocheurs, PJ Harvey a préféré, à la voie royale que la critique et le public semblaient avoir tracée pour elle, celle d’une héritière de Patti Smith ou Chrissie Hynde, des chemins bien moins fréquentés. Après un Uh Uh Her conçu comme une série d’esquisses délibérément laissées inachevées, Polly Jean délaissa la guitare pour le piano sur un White Chalk que je me surprends régulièrement à trouver meilleur que dans mon souvenir, puis a passé les dix-quinze années suivantes à déjouer les pronostics, faisant mentir les wishful thinkers qui attendaient le retour à la forme rock des débuts. Quinze ans plus tard, on peut le dire : la PJ Harvey de Dry ou To Bring You My Love ne reviendra jamais. Ses aspirations sont ailleurs.
Autrice d’un long poème narratif intitulé Orlam il y a deux ans, PJ Harvey décide d’en faire la base de son nouvel album, un peu comme elle avait utilisé certains textes de son livre avec Seamus Murphy, The Hollow of the Hand, pour The Hope Six Demolition Project. Harvey semble désormais progresser par concept et ne voit clairement plus ses disques comme de simples collections de chansons. Tout cela pourrait sembler un peu artificiel ou forcé si ça ne donnait pas son meilleur album depuis Let England Shake de 2011 mais aussi et surtout son plus viscéral depuis des lustres — là, je vous laisserai citer l’album qui vous touche le plus, moi ce serait sans doute Is This Desire? mais chacun peut mettre la barre où il veut…
Par où commencer pour décrire ce disque à la fois si déconcertant et familier ? Je ne vais pas vous faire le coup de la fastidieuse description titre par titre mais vous parler de l’ambiance du disque, de sa production. Dire que le son est bon serait l’euphémisme de l’année : Flood et John Parish, qui l’ont produit avec Harvey, se sont tout bonnement dépassés. Chaque craquement d’instrument électrique déformé, chaque grincement d’on ne sait trop quoi (une corde ? Une percussion ?), chaque effet sur la voix de la chanteuse semble avoir été conçu pour former un tout et en même temps il règne une impression d’improvisation, de laisser-aller, presque. Comment un disque peut-il sonner aussi pleinement tout en semblant encore en chantier ? On pense évidemment au Talk Talk de Laughing Stock ou à l’unique album solo de Mark Hollis. Il y a du silence entre les sons, comme des fantômes… je vais vous donner un seul et unique exemple : la plage 5, « The Nether Edge ». On entend d’abord la voix de Harvey au loin, comme passée dans un écho analogique qui fonctionnerait grâce à une pile en train de mourir, puis voilà la batterie de Jean-Marc Butty qui semble doublée par une espèce de bruit de rocking chair qui grince. Ce grincement produit une sorte de tremolo étrange qu’on va trouver plaqué sur la voix de PJ Harvey… il y a donc cette espèce d’effet de ping-pong entre la voix et ce grincement percussif… c’est sale, un brin incommodant et au début on se demande même ce que c’est que ce truc. Passer constamment de « mouais » à « ah, ouais ! », c’est d’ailleurs un peu l’essence de ce disque. Parce que quand « The Nether Edge » finit par accoucher d’une mélodie, celle-ci a beau être squelettique, elle n’en est pas moins lumineuse… et des « wow moments » comme ça, il y en a tout le long … je pourrais parler du chant faux de l’intro de « Seem an I » en guise de fausse piste vers ce qui s’avère être une ballade folk-blues de toute beauté, des rires d’enfant venant irradier « Autumn Term », de l’emprunt à « Love Me Tender » sur « August », déjà cité dans « A Child’s Question, August », comme en écho à une autre phrase dans « Lwonesome Tonight », « Are you Elvis, are you God? ». Ce disque regorge d’idées géniales qui plutôt que vous exploser à la tronche affleurent pour vous envahir d’une douceur quasi-vénéneuse.
Car, oui, c’est peut-être le disque le plus délicieusement toxique d’Harvey depuis ceux des années 90. Derrière sa fausse délicatesse, il en a clairement l’intensité. Bien sûr, on ne trouvera ici ni les guitares tranchantes de cette période-là ni les tubes, ni même la voix rauque et affirmée des débuts. Cette dernière a été mise au placard il y a longtemps et remplacée par une variété de voix ultra travaillées, allant d’un falsetto reconnaissable entre mille et pourtant différent de celui des deux derniers disques à des choses plus graves et subtiles que les mots auraient d’ailleurs un peu de mal à décrire fidèlement — je vous laisse la surprise.
J’ai loué plus haut le travail de Parish et de Flood mais ne nous y trompons pas. Depuis que nous avons eu la chance de pouvoir écouter l’ensemble des maquettes réalisées pour les neuf disques précédents, on sait que tout ce qui semble un peu improvisé chez PJ Harvey est en fait pleinement planifié et élaboré. C’est ainsi que de la démo au travail finalisé, chaque son, chaque inflexion est elle. PJ ne joue pas avec sa voix ou des instruments. Elle joue avec des cordes vocales, des viscères, du bois et de la matière qu’elle modèle à l’envie. Armée de cette si vaste palette personnelle, Harvey nous montre ici qu’elle avait encore au moins un chef-d’œuvre sous le coude.
Yann Giraud