Palm – Nicks and Grazes
Parmi la génération de groupes ayant émergé au cours des dix dernières années, Palm est de loin mon préféré. Son précédent album, Rock Island, sorti en 2018, m’a bouleversé et m’a fasciné au point de lui avoir décerné le titre, officieux, mais néanmoins sincère, de meilleur album de la décennie écoulée.
Quatre années durant, ma patience fut soumise à rude épreuve. Plus le temps passait, plus je me demandais si nous aurions droit à une suite, et surtout, si celle-ci serait à la hauteur de l’attente et de l’espoir que j’avais placés dans le quatuor philadelphien.
Aujourd’hui, l’attente est terminée. Nicks and Grazes est arrivé jusqu’à moi, les dés sont jetés.
La première impression est rassurante. Nous nous retrouvons immergés instantanément dans l’atmosphère si singulière, caractéristique de l’univers du groupe. Nous remarquons d’emblée quelques repères familiers, même si, nous le verrons plus tard, ce ne sont peut-être que des trompe-l’œil, voire des chausse-trappes. Les guitares sont toujours aussi anguleuses, répétitives et hypnotiques, mais elles ne semblent plus tenir le rôle principal, comme auparavant, laissant très souvent le lead à un clavier de quincaillier, et en se fondant subtilement dans l’architecture complexe de la musique. Palm a toujours veillé à ce qu’elle soit difficile d’accès et c’est d’autant plus vrai ici qu’aucune facilité n’a été prise. L’album est d’une opacité lumineuse, tenant davantage de la musique contemporaine que de la pop lambda. D’ailleurs, je n’ai jamais trouvé meilleure appellation pour ce groupe que celle de pop indus. Si ça évoque quelque chose chez vous… J’ai lu, quelques fois, certains littérateurs les qualifier de groupe art pop, ça n’est pas plus faux que le terme pop indus, mais je maintiens quand même ce dernier comme prégnant car c’est le mien et j’ai fini par m’y attacher. Il évoque, simplement, le mélange organique et synthétique qui est au cœur de l’œuvre de Palm.
Il convient ici de calmer les craintes légitimes en précisant que si les claviers, en particulier, et les outils électroniques, en général, sont largement présents, ils ne doivent rien aux genres synth-wave, new wave ou dark wave et c’est heureux. Palm ne surfe pas… Rien à foutre des waves, rien à foutre des années 80, le regard est tourné vers l’avant, le goût est sûr et bon, allons-y.
Le groupe en est au point où ses influences internes (de Trading Basics à Rock Island) et externes (Branca, Reich, Sonic Youth, This Heat) se fondent en une troisième voie/x qui affirme plus fermement son identité et sa place, aussi obscure soit-elle, sur l’échiquier musical actuel. À ce titre, Nicks and Grazes est paradoxalement leur disque le plus difficile d’accès et aussi celui qui est transpercé le plus nettement par une sorte d’évidence qui le rend infiniment précieux dès les premières écoutes, et surtout irrémédiablement attractif. « Feathers » par exemple, n’a de single que le nom et il y a fort à parier que sa rotation sera plus que limitée. Il n’en reste pas moins un titre étonnant, à la construction diabolique et qui voit Eve Alpert nous dérouler son fil d’Ariane sans que l’on sache si elle nous montre la sortie ou si elle tente de nous perdre davantage. Ce sera un peu le sentiment général éprouvé tout au long du disque. L’alternance du chant de Alpert avec celui de Kasra Kurt atteint ici l’équilibre le plus heureux depuis les débuts du groupe, et, chacun à sa façon fonctionne comme un miroir déformant au milieu d’autres miroirs déformants. La batterie de Hugo Stanley et la basse de Gerasimos Livitsanos participent, également, largement, à l’étrangeté qui se dégage de la musique offerte dans Nicks and Grazes, car elles se révèlent tout aussi volatiles et insaisissables que les bouquets sonores formés par les guitares, les voix, et les claviers en tous genres. Les guitares, pour en revenir à elles, ont subi la préparation du fabuleux guitariste de This Heat, Charles Bullen, qui leur donne une raideur métallique, laissant entendre tout autant les claviers de Steve Reich que les steel drums de ceux qui utilisent des steel drums (n’hésitez pas à me dire en commentaire si je deviens trop technique, je vous enverrai des dessins…). Tout le génie du groupe tient dans le fait qu’il arrive à rendre parfaitement digeste ce qui, sur le papier ,ne l’est pas, et qu’il arrive surtout à rester passionnant et pertinent, tout en poursuivant sa chimère expérimentale.
Si je me suis focalisé, pour l’instant, sur cet aspect, justement, et sur le caractère déroutant de la musique proposée par Palm, je ne saurais faire l’impasse sur l’autre versant de celle-ci. Un versant entaillé de mélodies hivernales et caressé de mélancolie vaporeuse. Sur le très beau « Tumbleboy », j’ai même cru apercevoir les fantômes des quatre de Liverpool, chose que j’aurais jugé impossible (sûrement à tort) du temps de Rock Island. Avec « Away Kit », nous découvrons la première ballade de l’histoire du groupe. Ou du moins ce qui s’en rapproche le plus. Une ballade brisée, donc, qui bégaie des murmures et construit des ruines, avant de s’envoler dans un fracas électronique et de se muer, sur « Suffer Dragon » en rêve liquide de François de Roubaix. À sa manière, le groupe sait aussi se montrer emphatique, mais toujours à hauteur d’homme (sur « On the Sly », par exemple) et toujours sous cape onirique. Sur « Glein Beige », notamment, le ton se durcit et laisse entrevoir un des futurs possibles pour Palm.
Dans l’ensemble, et on pourrait presque en faire reproche au groupe, Nick and Grazes est d’une grande homogénéité, d’une grande rigueur. Aucun titre ne se détache au point de faire de l’ombre à son prédécesseur ou à son successeur. Il possède la même aura et le même parfum que les albums que l’on écoute d’une traite. Il confirme tout le bien que je pensais du groupe et balaie mes inquiétudes en même temps qu’il renouvelle la promesse d’une musique toujours plus aventureuse, toujours plus complexe, l’une des plus enivrantes que je connaisse.
Je n’ai jamais réussi à rallier grand monde à la cause. Il est vrai aussi que je n’ai jamais été trop prosaïque sur le sujet, trop heureux de le garder pour moi sans avoir à subir de vents contraires. Il ne sert sûrement à rien de crier au génie d’un groupe tel que Palm, condamné par nature à demeurer sous les radars. Néanmoins ces quelques lignes, pour dire l’existence de ce groupe que j’aime aujourd’hui, comme j’ai aimé à l’époque tous les groupes que je cite, inlassablement, lorsque l’on me demande qui a eu une influence fondamentale sur mes goûts et sur ma vie. C’est le dernier à avoir éveillé en moi une curiosité brûlante et une fascination qui tient de l’enchantement et de l’obsession. Vous voilà prévenus.
Max