Liars – The Apple Drop
On a pu craindre un temps que l’avenir de Liars ne s’assombrisse pour de bon lorsque le groupe a commencé à se disloquer avec les départs successifs de Julian Gross (batteur) et surtout d’Aaron Hemphill (guitariste et co-compositeur). Mais Angus Andrew n’est pas du genre à laisser couler un navire qu’il a lui-même mis à flots et, malgré de sévères remous, il est toujours là, manœuvrant d’une main ferme cette barque assemblée initialement de bric et de broc, devenue paquebot de référence de Mute. Mute n’a d’ailleurs jamais laissé tomber son Menteur en chef, même lorsque son groupe ne ressemblait plus qu’à un projet solo. Grand bien lui en a pris tant le père Andrew demeure un artiste entier, inspiré et exaltant. Quelques fans ont peut-être pris la tangente, à tort, lorsqu’il est allé au fin fond du bush ruminer sa peine et bricoler ce Theme From Crying Fountain (2017) éminemment personnel, abandonné par son acolyte de toujours cité plus haut parti pouponner, et par son père, qui est aux cieux. Comme une future mariée plantée le jour J par son tendre et doux, n’ayant plus que ses yeux pour pleurer et ce fraisier pour se goinfrer (souvenez-vous cette impayable pochette). En résultait de la mélancolie à pleins tubes mais une singularité et une âme certainement pas évaporées, tout juste mises à mal.
Désormais les larmes ont séché. Confiné, Angus a bossé et s’est dégoté de nouveaux collègues pas maladroits pour repartir de plus belle (Laurence Pike de PVT aux fûts, le multi instrumentiste Cameron Deyell et même Madame, Mary Pearson Andrew, a contribué aux textes). Le bout du tunnel est là, plein d’incertitudes mais aussi d’émerveillements potentiels. L’exploration débute lampe frontale bien vissée pour affronter une succession de couloirs étroits, de vision réduite, de boucles indécises. « Ne va pas t’engouffrer là-dedans malheureux mais si tu le fais, sache que tu nous trouveras et pourras compter sur nous », jure-t-on s’entendre dire. Et le premier qu’on trouve, guide le plus indiqué pour affronter bien des tourments, est ce bon vieil Angus et son timbre particulier qui nous accompagne depuis un bon bout de temps maintenant. Il est donc possible de suivre aveuglément. Car, nouveaux comparses ou non, Liars garde cette soif insatiable du saut vers l’inconnu, cette capacité à partir d’un son, le pervertir, le contorsionner, l’entourer d’amis potentiellement ennemis. En case départ, « The Start » se déploie langoureusement et se fait ensuite mâcher par des claviers pas franchement là pour la déco. Mais c’est surtout ce premier single « Sekwar » qui fascine, fort d’une mélodie de piano formidable, aussi douce qu’inquiétante, ne se suffisant évidemment pas à elle-même. Beaucoup se seraient reposés là-dessus et contentés de son efficacité, Angus a embarqué tout ça sur son ordinateur pour décortiquer, tricoter, faire prendre son envol à l’ensemble. « I’ll fight first » clame-t-il déterminé au début, puis « we’ll fight first » au final, constatant qu’on ne l’a pas lâché d’une semelle. L’eau aux babines, on dévore ensuite ce « Big Appetite », puissante divagation, plus enlevé et non moins admirable. Nous voilà embarqués pour de bon. Moins économe que son prédécesseur (souvent guidé par la guitariste acoustique), plus riche en triturages électroniques, The Apple Drop fait néanmoins mouche de par sa simplicité apparente malgré la recherche omniprésente. Introduit par quelques notes de piano en errance, « Star Search » se retrouve très vite plongé dans un décor bien plus malsain qu’il en a l’air et les chœurs excessivement aigus d’Angus confèrent à l’ensemble une touche presque irréelle. Quant au synthé d’un autre temps de « Leisure War », il dessine, à traits fins, jamais grossiers, une odyssée désabusée. Parfois, au détour d’un obstacle, sous une pierre, on trouve aussi de très belles choses, plus simples, ne fourmillant pas d’éléments non identifiés comme la “ballade” (si, si, il semblerait bien que ça y ressemble) “The King Of Crooks”, quasi immaculée, d’où émane comme une poésie glacée.
The Apple Drop (détourné bien malicieusement en “The Acid Crop” en fin de disque), non sans parfumer l’ensemble d’une mélancolie certaine, met derrière lui toute idée de lamentation, nous trimballe avec entrain dans ses étranges périples, sans pour autant nous inciter à sautiller partout. On a connu de la part de Liars plus irrésistibles transes et plus implacables machines à danser, on a même fréquenté plus hauts sommets (Sisterworld peut-être, mais aussi, surtout, les phénoménaux Drum’s Not Dead ou WIXIW) mais Liars, et a fortiori, Angus A., qu’il soit seul, accompagné, de fidèles ou de newbies, dégage toujours une force tranquille, une authentique aura et sait à la fois semer l’auditeur tout en lui envoyant nombre de signaux rassurants, d’indices refuges… Ce Liars nouveau est une énième preuve que ce groupe n’a que peu d’équivalents, se délecte des maux de tête infligés à ceux qui cherchent désespérément à les caser*, se bidonne face à d’autres, restés hermétiques, qui n’ont rien compris à l’affaire. Hormis l’outrancier et guère finaud Mess (2014) qui ne lui ressemblait guère (mais après tout, on a le droit de s’amuser aussi), Liars demeure un groupe singulier, étrange et insaisissable. Une sorte d’anomalie en 2021. Et tant qu’ils sera là, on continuera de le chérir comme il se doit.
Jonathan Lopez
*au début de leur carrière, certains les ont classés “post punk”, faute de mieux, avant de vite déchanter.