Jeff Buckley – Grace
Voilà un artiste qui n’aura fait qu’un bref passage sur cette terre. Un grand disque et puis s’en va. De quoi laisser de profonds regrets vu l’immensité de son talent. Porté aux nues après sa mort, comme souvent on (re)découvre les artistes une fois qu’ils nous quittent, Jeff aurait mérité davantage de reconnaissance de son vivant mais c’est ainsi.
Il grandit à Anaheim en Californie puis déménage à Los Angeles en 1984 et s’inscrit au Guitar Institute of Technology. Boulimique de travail, il bosse sa gratte jusqu’à 17 heures par jour se spécialisant dans le jazz fusion. Jeff s’est beaucoup cherché et a touché un peu à tout musicalement avant de trouver sa voie (jouant dans de nombreux groupes aussi bien du jazz, du reggae, du hard-rock ou même de la musique qawwali). Le garcon est très ouvert : fan de Led Zep, des Melvins, de Piaf, Nina Simone ou encore Nusrat Fateh Ali Kahn, l’éventail est large.
Fils du fameux chanteur Tim Buckley, il ne doit pourtant pas son amour pour la musique à son paternel qu’il a très peu côtoyé. Mais c’est indirectement grâce à lui qu’il s’est mis à croire en ses chances. En avril 1991, il est invité à participer au concert hommage à son père “Greetings from Tim Buckley”. Il cloue tout le monde sur place et malgré tous les artistes présents à la soirée, le public repart avec un seul nom à la bouche, le sien.
Au cours de cette soirée, il rencontre Gary Lucas, avec qui il fonde le groupe Gods & Monsters qui ne fera pas long feu mais au sein duquel il enregistre “Mojo Pin” et “Grace”, deux morceaux phares de sa future carrière. De nouveau sans groupe et sans le sou, il s’installe durablement à New York où il décide de se lancer par ses propres moyens.
Dans la Big Apple, il sillonne les bars, non pas comme pilier de comptoir, mais pour donner des représentations, et faire connaître son talent. Rapidement, il devient régulier du Sin-é Bar (rien à voir avec le dessinateur satirique) où il joue tous les lundis. La rumeur prend de l’ampleur, et ils sont chaque fois plus nombreux à venir voir jouer le petit nouveau à la voix d’enfer. Et il n’y a pas que des ivrognes, on voit de plus en plus de limousines se garer à proximité du bar, des mecs en costard en descendre pour venir écouter le jeune prodige et lui proposer des contrats juteux.
Dès lors, Jeff a compris, tout le monde se l’arrache, il n’a que l’embarras du choix et pourra exiger une grande liberté artistique. Son choix se porte sur Columbia, label de son idole Bob Dylan.
Chose peu commune (mais qui illustre bien sa liberté d’action), son premier album est un live, Live at Sin-é, forcément.
L’album studio sera enregistré aux studios Bearsville à Woodstock et produit par Andy Wallace, une pointure specialisée dans le grand disque mais dans le domaine bruyant (Dirty de Sonic Youth, Roots de Sepultura, le premier RATM, King for a Day de Faith No More…).
Autour de Jeff, d’illustres inconnus qui ont misé sur le bon poulain, Matt Johnson à la batterie et Mick Grondhal à la basse. Au cours de l’enregistrement, ils seront rejoints par le second guitariste Michael Tighe.
L’album sort en août 1994. Les premières notes de “Mojo Pin” sont discrètes, à peine audibles, Jeff murmure. On est déjà subjugué devant tant de beauté. La voix de Buckley est incroyable de pureté, la guitare l’accompagne à la perfection avec des notes cristallines. Le morceau monte crescendo jusqu’à ce pic, où la batterie et la basse si discrètes jusqu’alors, font monter la tension avant de nous relâcher en apesanteur portés par cette voix divine. Rebelote sur la fin. Montée de folie jusqu’à l’atterrissage. Au paradis. Un titre incroyable.
Et on poursuit avec “Grace”, morceau éponyme, qui porte très bien son nom. Peut-être le plus accessible de l’album (la guitare accroche immédiatement), il n’en demeure pas moins un vrai chef-d’oeuvre, impossible de ne pas se sentir transporté dans ce tourbillon d’émotions. Sur le final, le chanteur-guitariste semble littéralement habité, l’intensité est à son paroxysme. La grâce c’est d’ailleurs ce qui caractérise le mieux la voix de Jeff Buckley.
Deux premiers morceaux à couper le souffle mais l’album dans son ensemble est sidérant. Buckley qui écoutait et aimait tant de choses en musique à réussi à digérer tout ça pour se créer un univers propre qui ne ressemble à personne d’autre. Un univers dans lequel il n’est pas forcément aisé de rentrer mais une fois qu’on y est parvenu, il est totalement impossible d’en sortir (et pourquoi le voudrait-on d’ailleurs ?).
“Last Goodbye” et “Lover, You Should’ve Come Over”, sans atteindre les sommets des titres précédemment cités, sont des charmantes ballades flirtant avec la pop. Jeff y parle d’amour, de rupture. Sur la merveilleuse “So Real”, il livre encore une performance vocale incroyable, d’autant que le morceau a été enregistré en une seule prise ! Difficile de le croire à l’écoute de ce titre mais connaissant le génie du garçon…
Quand on est doté d’une telle voix, on pourrait se reposer sur ses lauriers. Pas vraiment le genre de Jeff Buckley, grand perfectionniste et la qualité des compos s’en ressent tout du long.
Initialement, l’album devait être un disque de reprises. Finalement, Buckley a enregistré quelques compos (grand bien lui en a pris) et repris “que” 3 titres. Et quels titres ! “Lilac Wine” (de James Shelton puis Nina Simone) est tout en douceur, une splendeur contemplative. “Hallelujah”, celle de Leonard Cohen, vous filera des frissons de la tête aux pieds à moins d’être un ancien officier de la Gestapo. Enfin, “Corpus Christi Carol”, de Benjamin Britten, démontre à ceux qui n’auraient pas encore compris que Buckley avait un bien bel organe. Toutefois, ça sonne un peu trop oraison funèbre pour nous captiver.
Mais comme aucun titre ne ressemble au précédent, la quiétude laisse sa place à la rage sur “Eternal Life”, morceau très rock toutes guitares dehors.
L’album se conclut sur le sublime “Dream Brother”, envoûtant dans la lignée de “Mojo Pin” et “Grace” où Jeff est encore tout là-haut, tutoyant les sommets.
Pour évoquer ses principales influences, Jeff Buckley dit un jour “l’amour, la haine, la dépression, la joie, les rêves… Et Led Zeppelin.” Des émotions contradictoires mais aisément perceptibles sur ce disque qui en regorge, l’influence Led Zep est en revanche moins évidente. En tout cas, quelques années après son décès tragique par noyade (le 29 mai 1997), Jimmy Page himself lui rendit un homage qui lui aurait certainement fait chaud au coeur “Techniquement, c’était le meilleur chanteur à être apparu depuis probablement vingt ans. […] Plus j’écoute Grace, plus j’apprécie son talent absolu… Ce n’est pas loin d’être mon album préféré de la décennie.” Sages paroles, Jimmy.
JL