(I Know) A Man Called Rowland
Les années filent et le culte autour de Rowland Stuart Howard ne faiblit pas. Le musicien australien, longtemps resté dans l’ombre gloutonne de Nick « the stripper » Cave, a repris la place qui lui revient de droit au fil des hommages, rééditions d’albums et documentaire utile* célébrant sa mémoire. Il est à nouveau le primo-inspirateur d’un rock sombre, acéré et sans concession, une figure de proue du dandysme poétique dont il survole la mêlée de plusieurs encablures. Un récent hommage** sous forme de concerts tribute nous a permis de recueillir la parole de certains de ses plus proches amis et collaborateurs (Mick Harvey, Harry Howard et J.P. Shilo) et de s’intéresser aux secrets qui se dissimulent derrière la légende.
Mick Harvey rencontre Rowland S. Howard en côtoyant la scène locale de Melbourne à la fin des années 70 : « Comme à New York ou à Londres, l’envie de nouveauté se faisait pressante, des concerts s’organisaient en indépendant et une nouvelle scène musicale naissait. Je le rencontre dans ce contexte, en 1977, un an environ avant qu’il ne rejoigne le groupe (NdR : The Boys Next Door). Au début, nous avions un deuxième guitariste, mais sa famille l’a envoyé aux Etats-Unis pour l’éloigner de la mauvaise influence de Nick Cave (rires) et je me retrouvais comme seul guitariste du groupe. Je ne me sentais pas vraiment à l’aise, tout seul dans cette position, nous avons donc demandé à Rowland s’il serait intéressé de nous rejoindre. »
Rowland est à l’époque membre du groupe The Young Charlatans, au sein duquel il compose le fameux morceau « Shivers », encore à l’état de brouillon, mais qui devient vite un hit pour The Boys Next Door (NdlR : dernier morceau de l’album Door, Door, 1979) et l’hymne ultime du mal-être adolescent. Un statut avec lequel Rowland aura toujours du mal car son intention première était plus tournée vers l’ironie et la distance.
The Boys Next Door modifient leur nom et deviennent The Birthday Party***. Ils s’installent à Londres en 1980 et changent radicalement de braqué, notamment sous l’impulsion de Rowland, véritable catalyseur artistique du groupe.
Mick Harvey se souvient « Lorsqu’il nous a rejoints, cela a rapidement levé la barre de nos attentes et exigences, car il a amené beaucoup de chansons avec lui. Et il était très sérieux au sujet de faire de la musique, là où Nick, à l’époque, voyait plus cela comme un passe-temps récréatif. Je crois que Nick ne considérait pas vraiment la musique comme un véhicule sérieux pour ses idées. Une fois que Rowland est arrivé et que le niveau s’est amélioré, il a commencé à prendre le tout plus au sérieux. Rowland a eu un impact déterminant sur Nick en termes de ce qu’il pouvait créer sérieusement. Et le groupe s’est très vite amélioré… »
À cet élan créatif, Rowland apporte aussi un son tout en distorsion et un jeu de guitare agressif, quelque part entre la râpe à fromage utilisée sur un bloc de granit et la craie qui crisse sur un tableau de classe. « Je ne me risquerais pas à décrire son jeu de guitare », déclare Mick Harvey. « Il avait simplement un son très très personnel… Il trouvait la plupart des jeux de guitare assez horribles, donc il a cherché un moyen de jouer qu’il n’estimait pas horrible. Beaucoup de gens pensent d’ailleurs que sa façon de jouer est horrible, car très agressive, très crunchy. Mais c’était original et c’était vraiment ce qu’il voulait entendre. Une idée très personnelle d’aborder son art et de le pousser à un extrême. »
Pour Harry Howard, son frère, l’équipement de Rowland fait partie intégrante de son art : « Sa Jaguar au son cassant et percutant, son énorme ampli Twin Reverb (avec souvent tous les réglages sur 10) et ses pédales d’effets MXR Distorsion + et Blue Box étaient pour beaucoup dans la recette. Il possédait différents styles de jeu. Il est bien connu pour sa capacité à générer du bruit avec des larsen et des pédales (le morceau « The Friend Catcher » par exemple), et était doué pour les distorsions fuzz, les réverbérations et la lead guitar sauvage (la fin de « Deep in the Woods »). Il jouait beaucoup de rythmes simples mais redoutablement efficaces. Il écrivait aussi d’excellents riffs nasillards et des parties de guitare dans un style de film d’espionnage. Il utilisait parfois le slide, soit d’une manière complètement déformée soit de façon triste et plaintive. »
J.P. Shilo traduit en termes joliment poétiques ce jeu si singulier : « Son jeu n’a jamais été trop compliqué ou tape à l’œil, il devait l’exécuter avec naturel et rapidement, comme un assassin qui remplit sa mission avec le minimum d’efforts. C’est presque comme si les notes qu’il sélectionnait étaient là pour montrer les limites de l’accord, de sa dextérité ou de l‘instrument lui-même. En l’écoutant, j’ai toujours pris conscience que les cordes ne sont que des fils amplifiés. Avec suffisamment de courant et potentiellement mortels, imprévisibles comme un serpent que l’on tente de dompter ou un tuyau traversé par la pression de l’eau. Ces fils formaient comme une clôture autour de la chanson, tenant le tout ensemble d’une manière ou d’une autre. Deux ou trois notes par-ci, parfois une seule note combinée aux effets et au volume, son jeu repoussait le son traditionnel d’une guitare, c’était plutôt comme un cri ou un étranglement. Il pouvait à la fois te lacérer les oreilles comme du fil de fer barbelé ou s’égoutter et se transformer en une volute de fumée, avec toujours cette mélancolie prégnante qui ricoche à travers la réverbération. »
Les tensions s’accumulent entre les membres de The Birthday Party, notamment entre Rowland et Nick, et l’aventure se termine avec fracas, à Berlin, fin 1983. La disparition quelques années plus tard du bassiste Tracy Pew (en 1986) ajoute une note funèbre à cette période. Le groupe est encore aujourd’hui considéré comme un monolithe noir absolu, au palmarès duquel on compte deux classiques intemporels, Prayers on Fire (1981) et Junkyard (1982).
Le “divorce » entre Cave et Howard est vite consommé… Nick crée alors le croiseur interstellaire des Bad Seeds quand Rowland intègre un nouveau groupe qu’il s’appropriera bientôt. Mick Harvey se souvient « Nous étions depuis plusieurs années dans The Birthday Party et les choses devenaient difficiles. Nous sommes arrivés à un point intenable où le groupe a dû se séparer. J’avais besoin d’un break et j’ai commencé à collaborer avec Simon Bonney dans Crime and the City Solution. Simon a aussi invité Rowland à rejoindre l’aventure. Tout d’un coup, sans m’en rendre compte, j’étais à nouveau dans un groupe avec Rowland. Ce que je ne voulais vraiment pas à l’époque. Nous étions amis bien sûr, mais j’avais juste besoin de faire un break… Rowland avait des envies de créer son propre groupe, mais il n’a jamais pu se décider à demander à qui que ce soit de le rejoindre ou de s’organiser, il n’a jamais été très fort dans ce genre de choses. Il a donc en quelque sorte volé les membres de Crime and the City Solution pour créer son propre groupe (rires). »
Les deux groupes (Bad Seeds et Crime), dorénavant frères ennemis, apparaîtront sur scène dans le film au devenir culte Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987), comme deux têtes de la même entité qui poursuit une envie de rock sombre aux limites constamment repoussées. Crime and the City Solution accueille aussi, en son sein, le batteur Epic Soundtracks, frère de Nikki Sudden et cofondateur de Swell Maps, ainsi que Harry Howard. Rowland prendra tout ce beau petit monde pour ensuite enfanter la montagne de bruit These Immortal Souls, dans lequel les rejoint Genevieve McGuckin (qui accompagne et soutient Rowland depuis ses débuts).
« Simon et Mick ont décidé qu’ils ne voulaient plus travailler avec nous et qu’ils enregistreraient sans nous à Berlin. J’étais assez ennuyé mais Rowland s’est senti libéré par cette décision », raconte Harry Howard. « Il avait besoin d’un exutoire pour une vision plus personnelle que ce qu’il jouait au sein de The Birthday Party et Crime and the City Solution. Mute Records était favorable à cela, donc après le LP de Crime Room of Lights (1986), il a demandé à Epic Soundtracks, Genevieve McGuckin et moi-même de jouer avec lui sur un LP solo. Nous avons fait beaucoup de répétitions avec des chansons fantastiques et développé un style, puis nous sommes allés en studio pendant plusieurs sessions pour obtenir un premier album en 1987, Get Lost (Don’t Lie). Rowland a décidé qu’il voulait le présenter comme un groupe plutôt qu’un projet solo et nous sommes donc devenus These Immortal Souls. » Un deuxième album paraît en 1992, I’m Never Gonna Die Again. Assortie de ses deux singles, la discographie de These Immortal Souls possède un mordant et un souffle épique, le Southern Gothic élevé au rang de discipline olympique.
En plus de ses différentes incarnations en groupe, Rowland collabore étroitement en solo avec Lydia Lunch et Nikki Sudden, deux artistes avec lesquels il est en osmose parfaite. Il co-écrira avec Lydia Lunch, l’album Shotgun Wedding (1991), ainsi qu’un 2 titres fabuleux Some Velvet Morning (1982), sans oublier l’album concept, parfois considéré comme un groupe en soi, Honeymoon In Red (1987), qui fut enregistré sur plusieurs années et avec des contributeurs différents sans forcément qu’ils se croisent. À noter la participation de Thurston Moore ou J.G. Thirlwell sur cet album. Avec Nikki Sudden, Rowland compose le chef-d’œuvre Kiss You Kidnapped Charabanc (1987) et le single Wedding Hotel » (1987), et participe à certains albums de son groupe, The Jacobites, comme Texas (1986) ou Dead Men Tell No Tales (1988). D’autres apparitions sont marquantes, au générique des albums de Jeremy Gluck par exemple (I Knew Buffalo Bill, 1987, et Burning Skull Rise, 1988) ou au sein de Hungry Ghosts en 1996, le groupe instrumental de J.P. Shilo : « Nous nous sommes rencontrés pour la première fois aux Birdland Studios à Melbourne en 1996. Il produisait mon premier LP avec mon groupe instrumental, Hungry Ghosts. Lors de cette réunion, il m’a demandé comment je voulais que l’album sonne. J’ai ajusté un verre sur la table et fait glisser la bouteille et j’ai dit : “Comme ça.” Ce qui a rencontré un sourire narquois. Il a également joué sur le disque, et à partir de là, nous avons réalisé que nous avions une vision et une approche similaires sur la façon dont nous créons des atmosphères. Parce que Hungry Ghosts ne ressemblait en rien à ce qu’il avait enregistré auparavant, c’est peut-être ce qui a motivé sa participation au projet et a soudé nos liens. »
Dans les années 90, après la parution du deuxième LP de These Immortal Souls, Rowland se fait plus discret. On le remarque comme invité parmi les chœurs de l’album Let Love In (1994) de son ancien binôme Nick Cave. Rowland n’a malheureusement pas la même aura que Nick auprès du public. Il n’a pourtant rien perdu de son talent, en témoignent les deux albums solo qu’il publie à dix ans d’intervalle comme deux socles finaux qui ponctuent une carrière incroyable, Teenage Snuff Film (1999) et Pop Crimes (2009). « Rowland était toujours en train de travailler sur ses propres chansons. Quand il s’est senti prêt, il m’a appelé pour que je me mette à la batterie sur son premier album solo », se remémore Mick Harvey. « Je n’avais aucune idée de ce que cela pourrait donner, je voulais juste l’aider. Je ne sais pas pourquoi il a attendu autant de temps pour publier quelque chose sous son propre nom, je pense qu’il aimait l’idée d’avoir un groupe, d’en faire partie. Après la séparation de The Birthday Party, cela aurait été mieux pour sa carrière de sortir un album estampillé Rowland S. Howard. Car les auditeurs étaient prêts pour cela. Mais à la place, il a préféré débuter un groupe et c’est devenu dur pour lui d’attirer l’attention. » Sur les deux albums, les compositions originales côtoient des reprises ou réinterprétations inspirées (Talk Talk, Billy Idol, Townes Van Zandt, etc.). L’équilibre ténu entre mélancolie ou délicatesse poétique et pure agression sonore atteint une rare maîtrise, comme si tous les projets antérieurs avaient finalement servi de galops d’essai à la conception finale de ces deux ultimes albums testamentaires.
J.P. Shilo a grandement contribué à faire de Pop Crimes ce qu’il est « Comme il était très malade à cette époque, il m’a fait confiance pour enregistrer beaucoup d’overdubs sur les chansons. J’ai joué la plupart des parties de basse de l’album, ainsi que des violons et du violoncelle. J’ai également utilisé d’autres instruments ainsi que des guitares électriques qui étaient parfaitement mixées avec les siennes. J’étais fier de ce que nous avions accompli. Nous avons pu jouer ensemble jusqu’à la fin… »
Rowland, atteint d’une hépatite C, meurt quelques mois après la parution de Pop Crimes (2009). Il laisse derrière lui, outre ses musiques et chansons sublimes, la figure d’un artiste génial, sans compromission, guidé et hanté par ses seules convictions, qui n’aura jamais accédé à la première marche du podium mais qui reste pourtant dans le cœur de ses fans comme le meilleur toutes catégories. Qui de mieux que Mick Harvey pour résumer l’artiste génial qu’il était ? « Il essayait de créer des atmosphères puissantes, accompagnées de paroles profondes et recherchées. Avec toujours cette envie de donner à écouter quelque chose d’unique aux auditeurs. En même temps, il était plongé à fond dans la mythologie du rock’n roll, le rapport à la rébellion. Je pense qu’il a toujours essayé d’être une sorte de révolutionnaire. C’était important pour lui d’être bruyant, irrespectueux et de ne pas faire ce que les gens attendaient. Sa musique n’est pas simple à écouter, elle est faite pour être offensante, rock’n roll, pleine de furie et de morgue. Cela peut paraître offensant, mais c’est ce que Rowland cherchait à faire ! »
Julien Savès
*Le documentaire Autoluminescent de Lynn-Maree Milburn and Richard Lowenstein a permis de remettre un sacré coup de projecteur sur l’artiste, décédé deux ans auparavant.
** Plusieurs concerts tribute sous le nom Pop Crimes: The Songs of Rowland S. Howard sont organisés en 2019, sous l‘égide de Mick Harvey, avec la participation de Genevieve McGuckin, Harry Howard, J.P. Shilo, Chris Hughes, Lydia Lunch, Bobby Gillespie, Conrad et Jonnine Standish, Edwina Preston, Mona Soyoc et même Nick Cave, le temps d’une apparition à Londres.
*** Un album paraît sous les deux noms, Hee-Haw, en 1979 et 1981, d’abord en tant que compilation de singles, puis sous la forme d’un album, le premier LP de The Birthday Party.
Cet article est paru initialement dans notre premier fanzine dont il nous reste moins de dix exemplaires (ça peut encore se commander là).