Genghis Tron – Dream Weapon
Il est un petit jeu parfaitement futile auquel les éminents spécialistes geeks/galériens dans notre genre s’adonnent volontiers chaque année : tenter de prédire quels albums marqueront le plus les douze mois à venir. À ce petit jeu-là, ils se plantent en beauté systématiquement.
Cette année, le type qui s’adresse actuellement à vous (ne comptez pas sur moi pour employer l’expression “votre serviteur”) risque bien de se vautrer plus que jamais dans les grandes largeurs. L’une des surprises majeures, que personne n’avait anticipée, est le retour de Genghis Tron à un très haut niveau. Déjà, parce qu’il paraissait presque inconcevable, 13 ans après son deuxième album phare, Board Up The House. Ensuite, parce que le groupe, délesté de son chanteur d’origine et renforcé par un batteur qui succède aux boites à rythmes, a opéré un changement radical à sa musique. Un changement qui a de quoi décontenancer les aficionados de l’époque… et attirer ceux réfractaires aux accès de violence qui faisaient autrefois partie intégrante du son Genghis Tron. Plus aucune trace aujourd’hui du metal extrême d’autrefois, plus question de “cybergrind” (tant mieux, on n’a jamais vraiment su ce que ça désignait) mais toujours une approche ambitieuse et un univers hermétique – en apparence, du moins – bien difficile à définir aux confins du kraut/space rock/synthwave/indus/electronica (un cauchemar pour les poseurs d’étiquettes compulsifs). Nick Yacyshyn a donc pris place derrière les fûts et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il en impose. Tout au long de ce Dream Weapon, il livre une prestation ébouriffante. Les boites à rythmes ne sont pas pour autant abandonnées, elles cohabitent parfaitement (à tel point qu’il est parfois difficile de distinguer l’humain de la machine). Batterie et beats sont ici omniscients, ils dirigent les débats et guident leurs comparses, soulignant une cohésion d’ensemble de tous les instants.
L’une des forces de ce disque : la traditionnelle hiérarchie instrumentale du petit monde cloisonné du rock y est revue et corrigée. Nonobstant l’importance de la batterie évoquée plus haut, les synthés se taillent également la part du lion et relèguent voix et guitare, non pas à des rôles de faire-valoir, mais à de simples pièces du puzzle. Le chant de Tony Wolski se fond dans la masse, ne porte jamais l’édifice et s’efface régulièrement (trois morceaux sur huit sont entièrement instrumentaux). On pourrait presque le qualifier de modeste. La guitare fait ce qu’il faut, jamais plus, jamais trop. À l’exception de la cinglante “Dream Weapon”, elle accompagne plutôt que de dominer. Et c’est très bien comme ça. L’indus n’est pourtant jamais loin. Impossible de ne pas penser à Nine Inch Nails sur l’intro de batterie de “Pyrocene”, un des titres les plus immédiats et percutants avec “Single Black Point” à la démarche militaire… très Killing Joke. Quant à l’intro ambiante de “Great Mother”, elle n’aurait assurément pas dépareillé sur une BO de Trent Reznor et Atticus Ross. Cette propension à tisser des ambiances fascinantes, ce travail minutieux sur le son nous rapproche également des Young Gods lorsqu’ils enclenchent le mode hypnose. Point de méprise toutefois, il s’agit uniquement de points de repères, ce disque vaut bien plus qu’une succession de clins d’œil à d’illustres comparses, sa singularité parle pour lui. L’impression la plus forte est laissée par deux pièces maitresses particulièrement impressionnantes à mi album : le combo « Alone In The Heart Of Light » – « Ritual Circle » qui culmine à près de 20 minutes et marque durablement les esprits. Découpé en huit morceaux, l’album aurait très bien pu n’être qu’une seule et même piste tant la cohérence y est manifeste. Il s’achève d’ailleurs sur la même boucle de synthé qui avait entamé les hostilités. Comme une incitation au repeat. Dream Weapon est une succession de longues spirales synthétiques où l’on s’engouffre les yeux bandés, une expédition vers l’inconnu, un égarement délicieux. La perception semble altérée, l’espace-temps devient secondaire. Le plaisir, lui, est sans cesse renouvelé.
Jonathan Lopez