Fleur du Mal – Spleen III
Si vous êtes un peu trop sûrs de vos forces, que vous vous êtes toujours demandés comment mettre en péril un projet qui roule, posez donc la question à Fleur du Mal qui a probablement de bons tuyaux à vous soumettre. Le duo parisien, devenu quatuor avec le renfort d’un batteur et d’un nouveau guitariste, aurait pu se contenter de faire du post metal/shoegaze « comme tout le monde », à même de s’attirer les faveurs de tout un pan du public indé, amateur de Nothing, Deftones ou Mogwai, mais il a souhaité affirmer davantage sa singularité, tenter un pari éminemment casse-gueule en osant le chant en français. Le chant en français oui, cet ennemi du bon goût, pour lequel j’éprouve une sainte horreur dans 97% des cas. Et attention, un chant en français aux accents pop assumés, un chant affirmé, maniéré, volontiers emo, certainement pas noyé sous des couches d’effets, comme le veut la coutume des mecs qui font de la musique en zieutant leurs beaux pedalboards. Non mais détendez-vous, ne partez pas tout de suite. Si l’idée de me payer un fan hystérique des Smiths (l’un d’eux l’est, true story) sous l’œil amusé de millions de lecteurs est toujours tentante, mon temps est précieux. Et vous n’avez pas franchement besoin de moi pour vous dire « encore un bon gros disque de merde chanté en français ». En revanche, pour vous informer qu’il serait dommage de le négliger sur la seule foi d’un préjugé solidement ancré, c’est déjà plus intéressant.
D’abord, il y a du riff. Gros, épais, décoiffant. Et on vous connait, bande de coquinous : vous aimez bouffer du riff. Avec « 180 » ou « Chemtrails », vous allez être servis. Ensuite, il y a un son, ample et puissant, parfaitement adapté pour restituer les ambiances travaillées des morceaux. Indéniablement, Fleur du Mal aime le travail bien fait et tient à ce que cela s’entende. Dès l’ouverture, nous voilà happés par ce « Grâce » élégiaque à haute teneur mélancolique et à la formidable puissance évocatrice, toute cinématographique (intro soignée, notes de piano, jeu de batterie subtil, final épique, rien ne manque à la panoplie). Plus loin, ce « Chemtrails » aussi aérien qu’extrêmement virulent quand les choses se gâtent, se révèle tout aussi saisissant. Si les deux premiers EP (Spleen I et Spleen II, ça brainstorme sec chez Fleur du Mal), baignaient très clairement dans une ambiance shoegaze, ce premier album se révèle résolument plus heavy, livrant plusieurs assauts de taille (ce sont d’ailleurs les pattes velues de Magnus Lindberg, de Cult of Luna, qui se sont chargées du mastering). Malgré tout, le lyrisme n’est jamais loin. Et finalement, jamais incongru. Le chant déroute initialement mais trouve finalement parfaitement sa place. Tout cela n’est pas totalement le fruit du hasard. On a pu croiser les deux membres fondateurs de Fleur du Mal dans des formations indie recommandables, parfois même recommandées ici (ce fut le cas de Computers Kill People ou Opium Dream Estate), on sait également que le fan hystérique des Smiths évoqué plus haut est célèbre pour ses saillies pleines de bons sens sur les Foo Fighters*. Ces jeunes gens ont donc plutôt bon goût et leurs références en chanson française sont plutôt à chercher du côté de Jean-Louis Murat (repris précédemment) ou Dominique A (repris ici de façon musclée et inspirée sur « Le courage des oiseaux »). Bref, du côté pas craignos. Et si le chant risque bien de constituer l’obstacle majeur pour une grande partie du public, il est aussi indéniablement l’expression d’une personnalité bien affirmée, d’une touche « à la française », quand sa musique sonne indéniablement anglo-saxonne. Une audace qui ne se limite pas à cela puisque la formation ose également quelques soli bien sentis (« Kasiranga », « 180 ») qui, décidément, le distinguent du tout-venant post rock/metal, ce style devenu si ba(na)lisé et se permet même quelques parties de chants growlées (sur « Chemtrails » notamment), marque de fabrique de certains groupes phares du genre certes, mais qui ici, après tout ce qu’on a pu déblatérer à propos du chant, s’avèrent pour le moins inattendues.
Après s’être bien mouillé la nuque, l’auditeur frileux, ragaillardi, passera du dédain à l’exigence (comblée par quelques moments empreints de classe comme la superbe intro de « 180 »). Et nous de même. Ainsi, lorsque Fleur du Mal semble moins s’attarder sur la confection de ses morceaux, l’intérêt s’en ressent quelque peu (le massif et très Deftonien « Bergson » qui, malgré un pont qui régale, déçoit en se résumant principalement à un gimmick électronique et un riff, dévastateur certes, mais un peu trop bas du front). Une incongruité ici, où bien des morceaux nous trimballent parfois 7 minutes durant, sans jamais sembler tirer inutilement sur la corde. En dernière position, un « Silence » d’or tutoie même les dix minutes, semble avoir plusieurs vies, se déploie et se replie avec aisance, semble renaitre quand bon lui chante, et fait office d’impeccable démonstration du savoir-faire du groupe. Maintenant, vous avez toutes les clés en main, à vous de voir si votre curiosité surpassera vos préjugés. Avouez que ce serait un peu dommage de faire marche arrière si près du but.
Jonathan Lopez
*Ceux qui savent, savent. Les autres n’ont qu’à se procurer notre fanzine #2.
Ci-dessous « Silence » dans son intégralité puis en version clippée et tronquée (si vous préférez les belles images – elles le sont – aux longs morceaux)