Extra Life – Secular Works, Vol. 2

Publié par le 18 juillet 2022 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(2 juillet 2022)

Extra Life est de retour, neuf ans après sa dissolution, avec un line-up largement remanié et toujours la même singularité. Charlie Looker est de retour à la barre, accompagné une fois encore par Caley Monahon-Ward au violon et à l’orchestration des cordes. À la basse, nous découvrons Toby Driver, multi-instrumentiste à la discographie pléthorique, qui s’est fait connaître au sein du groupe Kayo Dot, et dont certains albums solos ont été publiés chez Tzadik. La batterie est tenue, désormais, par le belge Gil Chevigné qui la tient également dans les groupes Thot et Helium Horse Fly, et qui joue également du clavier dans le groupe OLDD WVRMS. Des musiciens référencés, donc, capable de suivre et de soutenir, l’incroyable créativité du maitre à penser des lieux.

Charlie Looker a fait ses gammes au sein du groupe expérimental Zs, dans lequel jouait également le batteur Greg Fox, après avoir étudié auprès d’Anthony Braxton à l’université de Wesleyan. On l’a vu ensuite trainer sa longue silhouette chez les Dirty Projectors, avant d’avoir eu vent de son propre groupe, Extra Life. Trois albums et un EP plus tard, l’aventure se termine. Débute alors cette de Psalm Zero, plus sombre, plus metal, avec, en parallèle, la création du projet acoustique Seaven Teares, consistant à jouer, avec des instruments datant de la renaissance, un folk forcément médiévaliste (tardif). Leur reprise de « Them Bones » d’Alice in Chains a de quoi surprendre, car elle en propose une relecture radicale. En 2018, il publie son premier album solo, Simple Answers, tout en continuant à faire vivre Psalm Zero.

Au delà de sa carrière « officielle », il faut surtout voir Charlie Looker comme un érudit de la musique, un expérimentateur et un théoricien, dont on ne compte plus les domaines visités en seulement vingt ans. Parmi ceux avec qui il a collaboré, on compte Mary Halvorson, John Zorn, M Lamar, Earle Brown, et plus récemment Jeremiah Cymerman, Xiu Xiu et Lingua Ignota. Il touche aussi bien à l’avant garde expérimentale qu’au metal, à la musique médiévale, au post rock, au free jazz, à la musique concrète, spectrale, etc. Sa passionnante chaine YouTube offre un regard privilégié sur sa formidable culture et son insatiable créativité, et reste un moyen simple de l’appréhender en tant qu’artiste. C’est notamment dans une de ses vidéos qu’il a consacré à la technique vocale dite du mélisme que se cache l’une des clefs permettant de comprendre le nouvel album d’Extra Life, Secular Works, Vol. 2.

Ainsi que le titre le laisse entendre, il s’agit d’un album imprégné de médiévalisme, qui tendra presque logiquement vers le post-metal pour un résultat qu’on ne saurait qualifier autrement que par le terme progressif.

Normalement, c’est là que vous êtes supposés arrêter la lecture de cet article. Ce serait dommage, mais nous comprenons. Nous ferions certainement la même chose à votre place.

Se présentant comme la suite directe du premier album, Secular Works (Vol. 1, donc), ce deuxième volume est une œuvre complexe et exigeante. Par ailleurs, elle est aussi étrangement lumineuse, attrayante, bien moins opaque que ce qu’a pu laisser entendre ce qu’on en a dit jusqu’à présent. Un des paradoxes qui constituent l’identité de l’œuvre émerge par delà les influences et les références, ici nombreuses, pour ne se résumer finalement qu’à une lapalissade lapidaire : c’est de la musique. De la musique débarrassée de ses mors, libre de se montrer inventive, orgueilleuse, et généreuse.

L’on notera, en premier lieu, l’extraordinaire soin porté au chant par Charlie Looker. Jamais, sa voix, ne s’est montrée si belle, si nuancée, si férocement maîtrisée. Sa tessiture, par trop teutonne, ne charme pas immédiatement, mais se révèle proprement envoutante une fois nos défenses à terre.

L’album s’ouvre avec le titre en trompe-l’œil « What is Carved » qui a manqué nous faire croire un instant à un Psalm Zero bis, avant de nous emporter totalement ailleurs. Il s’agit bien d’un album d’Extra Life et l’on retrouve rapidement la versatilité caractéristique du groupe. Déjà nous découvrons le fameux mélisme, vantée par Looker dans son essai paru dans le dixième numéro de la revue Arcana, chez Tsadik, et qui fit l’objet d’une de ses vidéos. Plutôt que de le découvrir réellement, nous savons, désormais, grâce à lui, de quoi il s’agit. Pour vous faire une idée, sachez seulement que, selon Looker, il n’y a que lui et Morrissey qui utilisent cette technique dans le milieu de la musique « populaire ». (Ici, normalement, j’ai perdu tout le monde.)

Sur le titre suivant, « Coming Apart », c’est toute la richesse d’Extra Life qui se dévoile. L’architecture du titre est complexe, solide, le refrain somptueux et surprenant, l’ensemble épique et subtil. Charlie Looker règne en despote, mais ses sbires ne sont pas en reste et les dix minutes que dure la chanson s’envolent sans nous avoir pesé, avant de laisser la place à la plus courte et plus flamboyante « the Play of Tooth and Claw ». Encore une fois, difficile de ne pas évoquer l’extraordinaire performance de Looker et celle de Monahon-Ward.

Une surprise de taille nous attend dans le morceau suivant, « We Are Not the Same ». Looker sort sa guitare acoustique et calme un peu les débats, afin de laisser une place spéciale à la trompette du phénoménal Nate Wooley. Sa présence sur cet album est une demi surprise quand on connait les liens qu’entretient Looker avec le monde du free jazz, mais tout de même. Il s’agit, sans l’ombre d’un doute, d’un des cinq musiciens du genre dont on attend chaque nouveau disque avec une joie d’enfant. L’entendre sur un album tel que celui-ci est une gourmandise inattendue et largement bienvenue.

Dans ce que l’on pourrait qualifier de mitan du disque, « What’s Been Lost » propose une partition de chœurs sur laquelle la voix de Looker se démultiplie, se répond à elle-même, se toise, dans ce qui est peut-être le titre le plus sombre de l’album. On retrouve l’atmosphère pesante qui inondait Simple Answers, l’album solo de 2018.

Le disque se termine avec l’épopée « Diagonal Power » et la tragédie « How to Die ». Sur la première, Extra Life ne fait pas de quartier et emporte tout et tous dans sa cavalcade hypnotique. Nous manquons de superlatifs, ou plutôt nous craignons la redondance. Sur la seconde, Looker sort à nouveau sa guitare acoustique et tend un voile funéraire déchirant en guise de rideau final. Nous sommes plongés dans une brume arthurienne, entourés d’ombres, et pourtant baignés de lumière pâle. Le morceau s’achèvera en un chœur séculaire, idoine.

Nous ne l’attendions pas, nous ne l’espérions pas, pourtant « Secular Works, Vol.2 » nous a littéralement envahis comme aucun autre disque de Charlie Looker avant lui. Peut-être que la raison est à chercher ailleurs que dans sa qualité intrinsèque, mais les faits sont là. Ainsi, aujourd’hui, nous écoutons d’autres disques uniquement pour avoir le bonheur de retrouver celui-ci. Il nous obsède, nous fascine et nous emporte, nous n’avons pas envie de le lâcher. Il est virtuose, très écrit, minutieusement exécuté par des musiciens qui excellent dans leur art et qui nous font réaliser à quel point c’est rare. Son exploration ne fait que commencer et nous ne doutons pas qu’elle va durer de nombreuses années.

Max

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