Chris Eckman – The Land We Knew The Best

Il est de ces créateurs qui restent sous les radars, bien loin des tumultes et soubresauts d’une industrie musicale toujours avide d’essorer jusqu’à la dernière goutte les groupes et chanteurs du moment. Ces artistes en marge n’ont souvent plus rien à prouver tellement ils ont déjà donné pour leur art. Il n’y a plus que la création pure qui les intéresse et les fait avancer. Chris Eckman est de cette trempe-là, un singer-songwriter de talent qui, dans une autre vie, a été l’une des têtes pensantes derrière le groupe le plus sous-estimé de Seattle, The Walkabouts, mais aussi membre de Chris & Carla (avec Carla Torgerson, l’autre force créatrice des Walkabouts), Dirtmusic (le groupe de tradi-folk-blues avec Hugo Race et Chris Brokaw notamment), ainsi que Distance, Light & Sky. Depuis ces hauts faits d’armes, le musicien américain s’est rapproché de la Slovénie et signe un sans faute dans sa carrière discographique en solo. Car tous les auditeurs du précédent album (Where the Spirit Rests, 2021) le savent déjà, Eckman compose une folk délicate et raffinée qui est éprise de chanson traditionnelle. Ses morceaux s’assimilent à une galaxie musicale qui a déjà engendré nombre de héros dans un style souvent à l’os, dépouillé d’artifices, en prise directe avec l’âme. Mais la musique d’Eckman n’est pas juste pondérée, elle s’accompagne souvent d’allant, d’enluminures et d’envolées contrôlées. Elle reste vivante et s’incarne dans ses plus infimes détails, tout en gardant dans un coin de la tête, l’ensemble de la palette que lui permet son ascendance folk.
The Land We Knew the Best est d’une beauté intimidante. Dès l’entame de « Genevieve », premier morceau magnifique, les connaisseurs de l’œuvre de l’artiste se sentiront en terrain connu. Mais, en même temps, ils seront complètement subjugués par la capacité d’Eckman à composer des titres que l’on adopte immédiatement, comme si on les connaissait déjà. Sa voix est profonde, elle enivre et marque durablement. « Town Lights Fade » donne envie de fredonner, de se laisser envahir par la mélodie et gagner par la sérénité affichée. « Running Hot » est lancinant, très country, une sorte de farm rock riche et élégant que ne renierait pas Bill Frisell. L’ambiance jusque-là béate devient soudain enlevée avec « Buttercup », un titre rythmé qui, suivant l’humeur dans laquelle on se situe à ce moment de l’écoute, peut rendre un peu moins morose, mais aussi décevoir par rapport au standing assez mélancolique du reste de l’album. « Buttercup » évoque toutefois ce que le groupe The Walkabouts réussissait à accomplir avec des structures ou des éléments purement country sans jamais que le résultat paraisse éculé ou inapproprié. « Laments », la chanson qui suit, avance masquée, c’est une ballade pleine de contrastes qui n’est pas sans rappeler une certaine idée du slowcore traversée par de belles saillies à la fois sauvages et maîtrisées qui mélangent guitares et sax baryton. C’est un des sommets de l’album. « Haunted Nights » réinvestit les terres du farm rock soigné, un americana tranquille dans lequel la voix d’Eckman se retrouve doublée d’une touche féminine bienvenue. À ce moment de l’album, la verve généreuse de Chris Eckman a déjà gratifié son auditoire d’une flopée de grands titres, mais « The Cranes », lui, touche au sublime. Ce morceau vous hypnotise et vous enveloppe pour ne jamais plus vous lâcher. C’est une musique élémentaire et signifiante qui se déploie à vitesse ralentie afin de plonger son auditeur dans un état de suspension totale, à la manière de ce que pourrait faire un Josh Haden avec son groupe Spain. Le dernier effort, « Last Train Home », convoie un piano triste dans une ballade plus attendue, mais joliment troussée, rehaussée dans sa dernière partie par quelques légers chœurs féminins qui apportent, s’il fallait encore le souligner, un supplément de grâce.
Comme principale source d’inspiration pour The Land We Knew the Best, Chris Eckman parle de sa vie en Europe, à Ljubljana plus précisément. Lui qui s’est fait une spécialité des thèmes en rapport avec l’Ouest américain, trouve dans les paysages montagneux, la nature et la vie slovène un nouvel enthousiasme. C’est comme si sa folk avait infusé pendant toutes ces années aux bienfaits de la musique traditionnelle européenne et que ses chansons en sortaient grandies, apaisées et portées par un nouveau rayonnement. Eckman décrit ce nouvel effort comme un album de mémoire et de lieu, moins froid et plus garni que le précédent, un disque qui paye son tribut aux ambiances et, quelque part, à la magie découverte dans les lieux qu’il habite dorénavant. Accompagné d’Alistair McNeil, déjà à l’œuvre sur l’opus précédent, de la violoniste belge Catherine Graindorge et d’une armada de musiciens slovènes, Chris Eckman tutoie encore les sommets, sans jamais forcer, avec l’élégance folle de l’artiste accompli.
Julien Savès