Chelsea Wolfe – She Reaches Out To She Reaches Out To She
Pour le commun des mortels, la musique peut vite s’avérer ennuyeuse dès qu’elle n’est pas un défouloir ou si l’ambiance ne se prête pas à la fête. Devant un monde convulsé par la peur, Chelsea Wolfe incarne la splendeur et le désespoir. En 2006, paraissait Mistake In Parting suivi trois ans après de Gold, deux autoproductions aujourd’hui épuisées. Premiers enregistrements dont les balises musicales orientaient l’auditeur dans l’univers spleenétique de son auteure influencée par Virginia Woolf. The Grime & the Glow révèlera les facettes d’une artiste dont la dualité ne répondait à aucun désir mimétique. Justement, ses œuvres s’inscrivent dans une exploration des territoires de l’intime. Chelsea Wolfe compose comme si elle disposait d’une vie à peine entamée. Signée chez Sargent House dès 2012, ses albums explorent les mythologies, abordent des thématiques où Chelsea apporte un soin particulier à se dissiper tout en étant présente. Sa musique est une quête perpétuelle, censée assouvir un profond besoin de questionner l’âme, de voir le monde sous un autre angle, non pas son côté morbide, mais dans toute sa cruelle réalité.
« Just can’t seem to keep me, off this lost highway » c’est avec ses mots que Chelsea Wolfe concluait son précédent album Birth of Violence en 2019, s’éloignant graduellement, comme emportée par une destinée inéluctable. Plus proche de nous, en 2021, c’est avec Emma Ruth Rundle qu’est enregistré et publié uniquement en numérique, l’incommensurable « Anhedonia », désarmant de beauté, filiation d’une souffrance commune. La même année, Chelsea Wolfe revisite Joni Mitchell au travers du troublant « Woodstock ».
À contrario des précédents disques, et des premiers titres égrainés avant sa parution, She Reaches Out… peut désorienter les oreilles des fans les plus avérés, et peut être également considéré comme le chaînon manquant entre Pain is Beauty et Hiss Spun. Deux axiomes évidents ressortent, celui d’une transformation intérieure et extérieure incarnée par le titre de l’album ad infinitum proche d’un ouroboros. Chelsea s’est échappée d’une spirale et s’est délivrée de l’aplomb du passé comme portée dans un ballon dirigeable. La pochette laisse entrevoir une nébuleuse comme exhalée d’un flacon. Premier indice, avec « Dusk » sorti le 20 septembre 2023, qui impressionne non seulement par son atmosphère de modulations électroniques mais induit de la part de Chelsea Wolfe, un engagement personnel intense, titre qui conclut justement l’album.
Avec « Whispers In the Echo Chamber », musicalement le grand écart est notoire, on entre dans une autre dimension, les nappes synthétiques greffés aux beats implacables forment une nouvelle pâte, une jointure où la matière n’est jamais résiduelle, les lignes se tendent sur un chant qui d’emblée fait frémir. Les guitares électriques ne sont pas remisées au placard, elles traversent les câbles pour se fondre dans l’immense mur sonore que David Sitek (TV on the Radio, Jane’s Addiction, Scarlett Johansson…) a monté avec ses machines, cette construction commune se révèle féconde. De l’épreuve qui régénère, il est évident qu’une rupture personnelle transposée à la musique s’est manifestée depuis la phase d’écriture à son accomplissement.
Que peut on reprocher à ces enregistrements si ce n’est une étreinte avec l’univers ? L’inspiration de Chelsea est sans failles, « House of Self-Undoing » est l’habile imbrication d’univers lointains mais ramenés dans un environnement electro-ambient (Nearly God, Trentemøller), entrecoupé de passerelles inaltérables où le chant devient instrument, dans des aigus séraphiques. « Everything Turns Blue » en devient majestueux, arpégiateurs et beats mastocs revêtent Chelsea d’un voile nocturne, où apparait la lumière au travers d’un tunnel, celle d’un espoir aussi ténu soit-il, mais transfigurant.
On se retrouve complètement dans ce chef-d’œuvre dont les basses fréquences martèlent les murs, comme pour repousser les limites perceptibles, une liberté salvatrice. Ce qui impressionne est cette charge émotionnelle toujours présente, celle d’une musique dans laquelle se blottir, pour mieux s’évader. «The Liminal» déploie toutes les dimensions sonores possibles alors que « Eyes Like Nightshade » nous rapproche du souffle de Chelsea Wolfe. Rarement un titre aura incarné à lui tout seul la vision que Chelsea perçoit et cherche à nous transmettre. De ce fait, le label Loma Vista Recordings s’enrichit d’une création digne d’un travail d’orfèvre. Pour notre plus grand bonheur, le même que nous souhaitons à Chelsea Wolfe. She Reaches Out To She Reaches Out To She est un toboggan qui à défaut de nous faire glisser vers le bas, nous emporte vers les cimes de mondes invisibles (écoutez « Unseen World» et vous comprendrez ce qu’Alice a vécu au pays des Merveilles) et de nouvelles lueurs, le magnum opus est incontestablement incarné par « Place in the Sun », irradiant, olympien, divin.
Franck Irle
T-rs bel album en effet