Big|Brave – nature morte

Publié par le 28 février 2023 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(Thrill Jockey, 24 février 2023)

Dès l’entame du disque, Big|Brave nous prend à la gorge et impose sans détour le décor du drame qui va se jouer durant une quarantaine de minutes. Les feulements de Robin Watties dessinent au scalpel un premier titre, « carvers, farriers and knaves », dont la structure, à l’image de celle de l’album, nous échappe, dans un premier temps, et nous surprend par son audace et par la liberté prise par le groupe. Le son est également étonnant et édifiant, entre le martèlement troglodyte de la batterie et les fulgurances des guitares qui évoquent aussi bien la violence d’une aciérie que celle d’une tempête en pleine mer. Il n’a pas fallu davantage de temps à Big|Brave pour nous mettre dans sa poche et la longue introduction du second titre, « the one who bornes a weary load » achèvera d’enflammer notre curiosité. Pendant une minute, Matthieu Ball invoque le spectre du Velvet Underground et de Sonic Youth dans le pays sec de nature morte jusqu’à s’élever dans un nuage de poussière sous l’impulsion de la batterie de Tasy Hudson, décidément étonnamment évocatrice, avant de s’effondrer dans une torpeur hallucinée. La voix fragile de Wattie, nous rattrape juste avant que notre tête touche le sol et nous berce (façon de parler) dans un entre-deux électrique et lugubre, dans l’attente d’une détonation qui n’arrivera jamais malgré la succession de dérèglements et de signes qui ne seront rien d’autre que des promesses non tenues. Ce sentiment d’insatiété participe à notre difficulté à réellement définir la musique proposée dans nature morte. À la question du genre qui nous a été posée lorsque l’on a avoué avoir écouté l’album cinq fois d’affilée le jour de sa découverte, nous avons répondu sans trop y réfléchir : « doom, noise… planant ». C’est à la fois pauvre et juste, et l’on se retrouve souvent contredit et conforté, souvent dans le même titre. La voix de Robin Wattie est clairement l’une des raisons qui font que l’on a eu tant besoin de revenir sur nature morte, lors de sa découverte. Elle possède dans ses nombreuses nuances, une puissance et une gravité qui donnent à l’album une grande part de son identité et de son pouvoir d’attraction. On y pressent le même pouvoir que devait posséder la Pythie de Delphes ou les chamans de Sibérie. On l’imagine Vierge Folle avec des secrets pour changer la vie… ses éruptions témoignent d’une rage et d’une détresse que l’on imagine restées trop longtemps latentes. C’est que la musique tout autour ne nous laisse pas davantage de répit et nous tenons à souligner, encore une fois, la qualité proprement incroyable du son des divers instruments. Ils voient leur pouvoir d’évocation sublimé par la qualité de la production de Seth Manchester (Battles, The Body) et démultiplié par l’effort que nous devons fournir pour tenter de tout comprendre et de tout prendre à la fois. Sur le très beau « my hopes renders me a foo », Big|Brave nous traîne de Earth à Godspeed You! Black Emperor, et nous rappelle avec mélancolie que leurs chemins se sont déjà croisés. Seule plage instrumentale au mitan de nature morte, elle ouvre la voie à « the fable of subjugation » qui esquisse en une langueur neurasthénique la sauvagerie des Appalaches et les sous-bois humides et sombres qui ne présagent rien, pas même la cavalcade soudaine qui nous oblige à courir devant une menace qui finira bien par s’évaporer. Le paganisme de la scène n’échappe à personne et l’avant-dernier acte, « a parable of the trusting », confirme la chose dans sa litanie répétitive et hallucinée. Enfin, « the ten of swords » tire les rideaux en une complainte fragile et douloureuse, en une mélopée funèbre sur laquelle flotte une dernière fois la cendre avant de céder sa place à la pluie.

Big|Brave signe avec nature morte une œuvre pleine et déroutante qui nous laisse sans voix. Une œuvre libre et ambitieuse dont les longueurs et les répétitions réussissent puissamment à appuyer le propos et à signifier la douleur, la rage, la fureur qui semblent habiter le trio, incarnée violemment par la performance magistrale de Robin Wattie, sans pour autant endormir l’auditeur ou le conforter dans un univers stoner/doom trop balisé. nature morte vibre d’un élan poétique fort et d’une production passionnante. La première écoute en appelle beaucoup d’autres sans que l’on ait le sentiment d’en savoir davantage. Il est de ces albums qui portent en eux un mystère vers lequel on revient inlassablement, dans l’espoir qu’un indice nouveau nous y attend, qui nous aiderait à comprendre ce qui semble nous échapper encore malgré le nombre de fois que l’on revient sur l’ouvrage. Un des disques de ce début d’années assurément et un coup de maître concluant pour le trio canadien. 

Max

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