Beth Gibbons – Lives Outgrown

Publié par le 8 juin 2024 dans Chroniques, Incontournables, Toutes les chroniques

(Domino, 17 mai 2024)

Nous vivons une époque formidable. À chaque sortie attendue, la même rengaine : les convaincus d’avance montrent qu’ils sont très convaincus, qu’on tient là le disque de l’année à n’en pas douter tandis que les gros rebelles qui passent leur vie à tenter de se démarquer de la masse, la ramènent pour dire que les convaincus n’ont rien compris, qu’en fait ce disque est chiant comme la pluie, la preuve ils se sont fait chier en l’écoutant (ou en tout cas, trois morceaux, en faisant autre chose). Imparable. Et passionnant. Il a fallu attendre trois décennies de carrière pour que Beth Gibbons sorte son PREMIER* album solo mais il a suffi de trois jours pour lire multitude d’avis éclairés contradictoires à son sujet. Chacun donne son point de vue, on se demande pourquoi on lit celui de l’autre mais on le fait quand même, on campe sur sa position et on peste contre son prochain. Encore beaucoup de temps perdu mais après tout, n’est-ce pas là l’utilité première des rézosocio ? Rendez-vous est pris pour une féroce bataille à propos du prochain Nick Cave.

Forcément, vu le charisme vocal de la dame et ses sorties pour le moins éparses (sixième album en trente ans), on ne pouvait feindre le non-évènement. Et c’est bien à l’aune de cette attente que ce disque est jugé, avec bien peu d’indulgence parfois. La rançon du succès et, surtout, du talent. On a ainsi pu lire quelques rabat-joie considérant que, de sa part, on pouvait s’attendre à plus, à mieux, à plus surprenant, plus délirant, plus extravagant, plus superlatifiant. Pourquoi pas, l’exigence c’est bien mais il faut quand même savoir s’incliner parfois, s’asseoir, écouter, reconnaitre l’aboutissement d’une œuvre, et éventuellement finir par savourer ce qui nous est offert. Alors non, cet album ne révolutionnera pas la musique, en tout cas pas plus que tous les autres encensés ici ou ailleurs, et sidèrera moins que ne l’avaient fait Dummy et Third avec le groupe de madame. Aucun morceau n’est comparable à l’ébouriffant crescendo de « Funny Time of the Year » (sur Out of Season avec Rustin Man) ou à la claque démentielle que constitua « The Rip » (sur Third de Portishead), mais oui, GROS GROS OUI, cet album est d’une splendeur, d’un niveau de sophistication qui peut laisser pantois. Déjà, cette voix, on la connait, elle se fait rare et, malgré le poids des années, émerveille toujours autant. Et puis, il y a ces nombreux petits détails qui font une énorme différence et qu’on a appris à apprivoiser au fil des écoutes d’un disque qui peut séduire d’emblée mais qui ne cesse d’enfoncer le clou ensuite, lorsqu’on part en quête d’autre chose et qu’on ne revient jamais bredouille. On succombera alors aux arrangements brillants qui garnissent l’ensemble du disque et plus précisément aux sifflements morriconiens sur « Lost Changes » précédant une envolée des plus radieuses, aux chœurs enfantins de la déjà inoubliable « Floating on a Moment », à l’étonnant break basse-batterie d’un « Rewind » particulièrement habité (par des esprits indiens ?), quasi-mystique, où il se passe quantité de choses fascinantes en arrière-plan, aux cordes grinçantes de la pesante « Burden of Life »…

D’un esthétisme particulièrement soigné, ce disque n’a pour autant rien de propret ni d’insignifiant. Son aspect organique poussé peut ainsi rappeler le dernier PJ Harvey (qui n’avait pas manqué, lui non plus, de susciter des avis contrastés… à tort !). À mesure que Lives Outgrown se déploie, les titres se meuvent régulièrement sous différentes formes, refusant le surplace. Si l’ensemble des compositions emprunte moins au jazz que Out of Season, où Gibbons faisait régulièrement office de chanteuse de cabaret, « Beyond the Sun » flirte ici allègrement avec le free jazz, et le sublime et plus dépouillé « Oceans » contraste avec un « Reaching Out » extrêmement percutant doté d’une vibe New Orleans. Le chapitre se clôt sur la douceur champêtre de l’apaisé « Whispering Love », entre chants d’oiseaux et grincements d’une balançoire rouillée (?)… Rien à redire sur le travail de James Ford (batteur de Talk Talk) et du producteur Lee Harris qui parviennent ici à offrir un écrin majestueux à la mesure de cette voix unique, entre fragilité, élégance et sensualité.

Mille excuses de devoir vous proposer une chronique qui va globalement dans le sens du vent mais parfois on a aussi le droit de faire fi du contexte, d’apprécier un disque pour ce qu’il est, ce qu’il nous procure et faire confiance à son ressenti. De ce point de vue-là, Lives Outgrown est absolument irréprochable.

Jonathan Lopez

*Là aussi la horde de moi-je-sais a cru bon venir clamer que tout le monde a oublié, sauf lui, la sortie de son disque avec l’ex-Talk Talk, Rustin Man (Out of Season, 2003). Sachez toutefois que si l’intéressée a encore son mot à dire, elle présente bel et bien Lives Outgrown comme son premier album solo, voilà qui devrait suffire à clore ce non-débat.

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