Beings – There is a Garden

Publié par le 12 juin 2024 dans Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

Vous arrive-t-il qu’un disque vous cueille sans que vous n’en ayez jamais entendu parler avant ? Quand j’avais la vingtaine, ça m’arrivait parfois, et même souvent. J’allais chez Gibert, j’écoutais sur une borne d’écoute un truc presque inconnu, sur la foi d’un sticker qui comparait le groupe ou l’artiste à d’autres qui m’étaient familiers, indiquait la présence d’un ou d’une musicienne voire même parfois juste l’appartenance à une scène. J’avais un coup de cœur et je repartais avec le CD. Internet a clairement rendu ces acquisitions spontanées de moins en moins fréquentes. Les disques sont annoncés longtemps à l’avance, promus par parfois trois ou quatre singles qui sortent dans les mois qui précèdent. Parfois, on n’a pas eu même le temps d’écouter le disque que trois ou quatre chroniques ont été publiées. Tout le monde s’est fait une opinion et en parle déjà – dans un cercle très restreint, certes, mais si votre réseau social est bien foutu, à peu près tous les gens qui écoutent la même musique que vous sont déjà parmi vos contacts, donc, bon…

Heureusement, il existe encore quelques disquaires dont les goûts sont si sûrs qu’on est prêts à les suivre juste sur la foi d’une écoute furtive ou d’un post FB ou Insta. Tel est le cas de Fred Paquet, le gérant de Pop Culture, rue Keller à Paris, échoppe à taille humaine mais véritable caverne d’Ali Baba pour qui aime non seulement le rock indépendant – énorme focus sur l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la pop artisanale façon Sarah Records – mais aussi toutes les musiques un peu expérimentales, savantes et/ou bruitistes, free jazz, ambient, musiques polyrythmiques et modales, etc. Bref… Fred a posté vendredi dernier (jour de mon anniversaire… hasard, je ne crois pas ?) une photo de ce disque tout juste sorti et tant la pochette que le casting m’ont immédiatement intrigué. Si je ne connaissais pas Zoh Amba, jeune saxophoniste free, le reste, lui, relève de la crème de l’indie rock : Steve Gunn, guitariste new-yorkais très apprécié : Shahzad Ismaily, également New-Yorkais d’adoption et que l’on retrouve en tant que bassiste ou producteur chez à peu près tout le monde dans la scène underground, de Marc Ribot à Carla Bozulich en passant par Arooj Aftab ou Thor Harris ; enfin, l’Australien Jim White, ce Picasso de la batterie dont le jeu aussi fin que son physique est imposant nous émerveille chez Bill Callahan, Cat Power ou les Dirty Three. Il ne m’en aura pas fallu plus pour réserver le disque et aller le chercher chez le disquaire.

Arrivé à la maison, je me précipite sur ma platine pour y placer la précieuse rondelle et le résultat est à la hauteur de mes attentes. L’album, dont on peut dire qu’il est surtout dominé par Amba et White est un parfait mélange de rock underground new-yorkais et de free jazz. Amba a un super son au saxophone et son chant, sur deux titres, me rappelle celui d’Adrianne Lenker, ce qui n’est pas pour me déplaire. Les compositions ne sont pas vraiment des « chansons » au sens habituel du terme mais rappellent dans leur structure et leur ambiance Sonic Youth à son plus classieux et contemplatif – vous savez, le disque noté zéro chez Pitchfork et qui vaut tellement plus que ça ? White, lui, est absolument impérial, comme il l’est également sur le disque enregistré en duo avec la guitariste américaine Marisa Anderson sorti il y a quelques semaines. Il y a même des moments où on se ficherait presque de ce qui se passe autour : sa manière magistrale d’effleurer les futs, de jouer avec les timbres, on pourrait sans doute l’écouter pendant des heures ! Quant à Steve Gunn et Ismaily, on les a sentis désireux de se mettre au diapason et de se contenter de proposer des textures qui permettent surtout au saxophone et à la batterie de pleinement s’exprimer. There is a Garden se situe au croisement de la familiarité et de la nouveauté. On a l’impression d’inviter des potes à la maison en se disant que la sauce devrait bien prendre entre eux et en même temps, on ignorait qu’ils se connaissaient déjà. C’est donc un disque vivement recommandé aux admirateurs de ces quatre musiciens et, aussi, à celles et ceux qui préfèrent les rencontres accidentelles et les heureux carambolages aux albums pleinement mûris et réfléchis. À tout mélomane ouvert d’esprit, quoi.

Yann Giraud

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