Anthony Joseph & The Spasm Band – Rubber Orchestras (Salt Publishing)
Pour les amateurs de toutes les sonorités noires, africaines, jazz, soul (et j’en connais), j’aimerais vous faire découvrir Anthony Joseph and the Spasm Band. Anthony Joseph est un poète (plusieurs recueils publiés) et musicien originaire de Trinidad (né en 1966), émigré en Grande-Bretagne en 1989. Avec son groupe le « Spasm Band » il a publié trois albums, Leggo de Lion, Bird Head Son (son surnom enfant), sur lequel jouait notamment Keziah Jones, et Rubber Orchestras, petit dernier paru en septembre 2011.
Le Spasm Band est une formation à géométrie variable, qui s’est renforcée pour cet album, d’un nouveau batteur (Michel Castellanos) et d’un percussionniste (Oscar Martinez), talentueux et inspirés.
Ce band déploie des sonorités variées : Afro-Funk, Afro-Beat, Soul, Free Jazz. Musique bouillonnante servie par des musiciens de grand talent, cuivres percutants, percussions sensuelles, guitare inspirée (Christian Arucci aux immenses dreadlocks), basse et batterie puissantes au soutien de l’ensemble.
Anthony véritable maître de cérémonie, doté d’une voix chaude, habitué aux lectures en public, déclame plus qu’il ne chante, et illumine l’ensemble d’une présence charismatique. Le groupe assure grave en concert, délivrant des shows d’une énergie impressionnante, véritable déluge sonore, qui rappelle pêle-mêle Fela, James Brown, ou Coltrane.
Rubber Orchestras est un album de dix titres, dont certains sont étirés comme de longs élastiques sonores : “she is the sea”, “money satan” ou “generations” par exemple. Disque aux sonorités épicées, aux influences illustres des idoles légendaires d’Anthony, aux rythmes calypso ou rock, et à forte coloration funk jazz. Le grand mix, comme sur Nova, en quelque sorte, musique de toutes les diasporas noires.
Sur le premier morceau “Griot”, Anthony Joseph déclame : “The griot is the sound of universal culture“. Fierté revendiquée des racines africaines, Anthony mixe les influences ancestrales aux sonorités modernes de toutes les musiques black. Intro sensuelle, rythme porté par les talking drums (comme chez King Sunny Adè), voix pénétrante. Complexité et alchimie peuvent caractériser cette mise en abyme. Mélange des cuivres (sax ténors, barytons et trompette), de la basse ronde à souhait, des percussions et des voix profondes et chaleureuses d’Anthony et de Jasnet Lindo, qui évoquent le Griot (messager, garant de la tradition orale dans l’Afrique ancestrale).
“Started Off as a Dancer” ensuite, sueur au rendez-vous, rythmes syncopés et percussions rapides. Les cuivres qui relancent la machine à chaque refrain rappellent Fela. Ce long poème, mélange de sonorités africaines et rythmes caribéens, est un morceau très enlevé qui est une invitation à la danse.
Et ça continue avec “She is the Sea”. Superbe titre, langoureux, sensuel, déclaration d’amour à la femme qui lui rappelle l’océan “she is the sea to me“. Cuivres et percussions au premier plan, batterie très présente au soutien de l’ensemble. La trompette de Robin Hopcraft, prend le “lead” au milieu du morceau, relayée ensuite par la guitare de Christian Arucci. Superbe morceau groovy.
“Cobra” est un titre d’inspiration free jazz. Cacophonie de flute et percussions sur laquelle Anthony déclame à nouveau un poème sur un type qu’il n’a pas vu depuis quelques temps, au surnom étrange de “Cobra”. Morceau le moins facile du disque, ce “Cobra” déstructuré ressemble à un hommage aux grands du Free : Coltrane ou Coleman.
L’intro à la guitare wah-wah (genre “Shaft” d’Isaac Hayes), puis le groove lancinant porté par la basse, les percussions et les cuivres, font de “Tanty Lynn” un titre qui évoque furieusement les envolées de Fela, encore lui. Montée du rythme soutenue par les percussions, et les riffs de guitare, préparent le terrain au sax tenor de Colin Webster pour un chouette morceau qui doit donner toute sa puissance en live.
Le groupe est à l’aise dans de nombreux registres, et pas en reste sur les morceaux au rythme plus mordant, comme sur “Bullet in the rocks”, morceau plus court et aux sonorités plus rock. Belle envolée de Christian Arucci à la guitare dans un style qui rappelle Maggot Brain de Funkadelic.
Est-ce que “Money Satan” sera son “Money” à lui, on ne sait pas. En tout cas, sur ce titre, aux influences très nettes du Black President (même la voix rappelle Fela), après une intro toute en souplesse, avec Jasnet et Anthony au chant, ce blues lent au rythme africain prend de l’ampleur et son envol après six bonnes minutes au groove ensorcelant. L’argent est le diable et Anthony un sorcier ?
Sur “Speak the name”, après une intro attaquée franchement, le rythme cool mené par le duo guitare/basse rappelle furieusement le “Godfather of Soul” époque The Payback. Le morceau s’installe paresseusement, la voix d’Anthony noyée dans l’écho, contribuant à installer ce climat. Ça roule tranquille, jusqu’à la prise en main des différents solistes, notamment Arucci aux guitares. Très beau titre encore une fois.
Jerry Dammers (fondateur historique de The Specials) est aux manettes pour sublimer “Generations”, le dernier morceau du disque, longue suite poétique sur la relation d’Anthony Joseph avec sa Terre natale, sur lequel se promènent les musiciens et Jasnet Lindo. Superbe ballade jazz et envolée lyrique pour conclure ce voyage au sein des musiques noires.
Disque envoûtant enregistré par un artiste captivant, entouré d’un groupe de musiciens de haut vol, ce Rubber Orchestras mérite vraiment le détour, si vous prenez le temps d’en appréhender tous les mystères.
El Padre