Algiers – Shook
« Tiiiime is over ». Je suis persuadé que vous en avez tous, comme moi, des morceaux qui vous appellent régulièrement. Une intro, un riff ou un refrain en forme de cri libérateur comme ici. L’ouverture d’« Irreversible Damage » a ceci de singulier qu’elle vous happe d’emblée, avant de vous mener dans un morceau qui l’est tout autant (singulier). Imprévisible, déroutant, hybride. Peut-être est-ce ce qui nous a rebutés initialement avec Algiers, d’ailleurs. Quelle connerie. Ne pas savoir par quel bout le prendre. Avant de se rendre à l’évidence. Si Algiers semble parfois impossible à cerner, Shook s’impose très vite comme un ensemble irrésistible et étonnamment homogène malgré les multiples directions qu’il emprunte. Le chant de Franklin James Fisher y est évidemment pour beaucoup. Les invités ont beau se succéder, il est ici omnipotent. Un flow ravageur, un parlé qui tient en haleine, un chant soul déchirant, une énergie vorace. Il faut bien avoir les caractéristiques d’un caméléon pour enfiler tant de costumes avec une telle aisance, pour exceller dans l’émotion, pour défier en rapidité d’exécution Zack de la Rocha (« Irreversible Damage »), Billy Woods et Backxwash (« Bite Back ») ou pour dompter une furieuse guitare punk (« A Good Man »). Et au-delà de sa prestation de haut vol, le niveau de composition excelle constamment, grâce notamment au talent fou de son bassiste Ryan Mahan qui tient les rênes.
On ne peut qu’être subjugués face à « Bite Back », véritable odyssée qui, après 3’30 déjà fascinantes, ose la métamorphose et la réussit avec un culot qui frise l’insolence. Ce n’est pas pour rien qu’il s’agissait d’un single, même s’il n’a pas franchement le format radio edit (6 minutes), puisqu’il s’agit déjà d’un des morceaux de l’année. Ce n’est pas pour rien non plus si on s’apprête à citer l’autre single, « Irreversible Damage », pour la troisième fois, celui-ci n’ayant évidemment pas le moindre complexe à avoir face au monument sus-cité.
Mais ces deux morceaux seuls, aussi faramineux soient-ils, seraient évidemment bien insuffisants pour clamer avoir affaire à un grand album. Il en faut davantage et Shook contient énormément. Ce n’est pas forcément toujours aussi séduisant et imposant mais cela ne peut laisser insensible. Habilement mené, le spoken word de « Out of Style Tragedy » semble se dérouler dans un décor de fin du monde, avec un saxo agonisant en arrière-plan. Sur l’instru de « Cleanse your Guilt Here », qui pourrait avoir été produite par DJ Muggs, Fischer susurre et semble parfois se lamenter, tandis que « A Good Man » emporte tout sans se retourner. On se délectera également de la merveille soul « I Can’t Stand It! » avec Samuel T. Herring (Future Islands) et Jae Matthews (Boy Harsher), de l’envoutant gospel « Green Iris » aux touches électroniques de plus en plus imposantes au fil du morceau, du trip hop débridé « Cold World » avec Nada el Shazly et « Something Wrong » démarrant franchement dub avant de virer jazz sur la fin, intriguera tout autant. Ce melting-pot fameux, ô combien savoureux, part régulièrement dans tous les sens mais la ligne directrice est bien là, peu flagrante de prime abord, elle se dessine progressivement pour devenir indiscutable. Et s’il y a bien matière à discuter à propos de ce Shook, on aurait bien du mal à entendre que ceux qui ont pris le temps de s’y pencher sérieusement, soient restés de marbre face à un tel déferlement d’idées, de créativité et une inspiration si éclatante. Impressionnant et exaltant.
Jonathan Lopez