Drive Like Jehu – Yank Crime

Publié par le 18 février 2024 dans Chroniques, Incontournables, Toutes les chroniques

(Interscope, 26 avril 1994)

Tout le monde a visiblement son avis sur la mort annoncée du webzine Pitchfork (depuis son rachat par Condé Nast) et il n’est pas toujours passionnant, encore moins pertinent. Quand le groupe Pitchfork de San Diego, Californie, décida de mettre fin à sa carrière éclair en 1990, il n’y eut pas grand monde pour le pleurer. Dans ce groupe, on trouvait les dénommés Rick Froberg et John Reis qui ne comptaient pas s’arrêter en si bon chemin. Après Pitchfork, ils formèrent en parallèle un groupe punk, Rocket from the Crypt, et un plus inclassable mais qu’on a décidé de classer en post hardcore/noise (pas math rock, non, n’abusons pas), Drive Like Jehu. Pour compléter le quatuor, le bassiste Mike Kennedy et le batteur Mark Trombino qui lui filaient par là-même une assise redoutable.

Le punk, ils ont toujours aimé ça. Une seconde nature. Et dans Drive Like Jehu, cet attrait est criant. Après un premier album puissant et agressif, le quatuor complexifie son jeu sans oublier de distribuer les mandales. La première s’avère colossale. La basse gronde et intime à ses comparses de la suivre. « Here Come the Rome Plows » définit l’explosivité. Monstre d’intensité, Rick semble jaillir de tous côtés, nous cerne pour nous empêcher de considérer toute idée de fuite. Après avoir fendu le double vitrage en montant plus que de raison le volume, il est temps de se remettre de ses émotions, pense-t-on avec une naïveté confondante. Celles-ci s’apprêtent à être décuplées sur le monument qui suit.

La répétition ad nauseam un rien crispante amorce l’explosion. C’est à ce moment que Froberg nous saisit par le col pour nous poser la question qui brûle toutes les lèvres : « Do You Compute ». Avant qu’on ait le temps d’y songer sereinement, s’en suivent sept minutes de fureur, d’accalmies revigorantes, d’inquiétudes grandissantes, de hauts monumentaux, de bas faramineux, d’obliques critiques, de cris, de pleurs, de sang et de sueur… Mesdames et messieurs, vous venez d’assister à un moment d’Histoire. Le morceau donnera d’ailleurs naissance à l’excellent groupe français du même nom et du même style qui ne s’y est pas trompé, écoutant ce groupe, ce disque et ce titre. Et pas qu’un peu. Des gens bons, assurément. Les jeux sont faits en deux morceaux mais l’implacable démonstration se poursuit.

Dans les dix minutes suffocantes de la fantastique « Luau », tout semble prêt à rompre, tout concourt à nous tirer vers le bas. Toujours aussi investi et totalement viscéral, Froberg y révèle une facette différente, la fragilité l’emportant sur l’agressivité. Il semblerait que le hargneux de service fasse également preuve d’une EMOtivité féroce. Et l’improbable combinaison voix en harmonie*-guitare à l’agonie étonne par sa complémentarité. Ce morceau ne semble pas avoir très envie de se terminer et il serait parfaitement cruel d’y mettre un terme, avant de nettoyer les derniers résidus de cérumen des plus résistants. Et voilà qu’on vient de s’enfiler sans coup férir plus de vingt-deux minutes en trois morceaux. Et on a vu du pays.

Dans la famille des titres ultimes et impressionnants de maîtrise, nommons également « Sinews » (aucune allusion à Pascal Praud ne sera faite ici) dont le compteur s’affole dangereusement dans le dernier tiers alors que les bombardements redoublent.

Éternel outsider derrière Fugazi ou Sonic Youth, Drive Like Jehu avait pourtant démontré un talent peu commun pour pousser les guitares dans leurs retranchements et une admirable science de la composition. En témoigne également en fin de parcours l’instrumentale « New Intro » (3’32 l’intro tout de même) devant laquelle tout apprenti posteux (post rock, post hardcore, post metal, post punk, Postal Service) doit/a dû/devrait se pâmer.

Avec un break aérien idéalement calé entre deux riffs assassins, « Super Unison » n’est pas moins imparable et son final dissonant régale tout autant.

« Golden Brown » et « Human Interest » pourraient faire pâle figure en comparaison avec leurs pauvres durées de trois minutes. Punk en diable, ils redynamisent au contraire l’ensemble en décélérant rarement. On se cramponne l’air inquiet et on repart satisfaits. La conduite irresponsable de Jehu enfreignait bon nombre de règles en vigueur, c’est aussi ce qui rendait le périple particulièrement grisant. Une folie palpable contrebalancée par un savoir-faire bluffant. Ces jeunes gens pouvaient bien emprunter toutes les directions, fussent-elles radicales, ne jamais rester bien sagement dans leur voie, ils finissaient toujours par garder une certaine cohérence et arriver à destination. 

Le (Yank) Crime était absolument parfait et on ne remerciera jamais assez feu le festival This is Not a Love Song de nous avoir permis de voir ces fabuleux morceaux live en 2016, le temps d’une reformation éphémère… Ne restait ensuite plus que Hot Snakes et aujourd’hui, maintenant que Rick est parti, on doit se contenter de s’arracher les cordes vocales comme il le faisait si bien en faisant encore et toujours tourner ses disques, et surtout cet incroyable disque, les yeux sacrément embués.

Jonathan Lopez

*Rob Crow de Pinback assure les chœurs.

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