Interview – Chelsea Wolfe

Publié par le 8 février 2024 dans Interviews, Non classé, Toutes les interviews

Si l’exploration de l’âme est comparable à un voyage dans l’espace-temps, Chelsea Wolfe incarne dans sa musique bien plus qu’une cartographie de l’univers, elle est l’instantané d’un autre monde. En canalisant les liens profonds qui existent avec la nature, combinés à des expériences intimes, Chelsea a réussi à dépasser des états de conscience altérés par une étrange absence parmi les vivants, jamais encore une musique ne fut autant hantée et aussi poignante. Il suffit de réécouter « Flatlands », ce monument dark folk que même Mark Lanegan introduisit parmi ses reprises préférées. Mieux que personne, Chelsea restitue dans ses textes l’atmosphère d’endroits reculés au travers d’une trame musicale brute, proche du métal sans jamais s’y atteler. Mieux encore, son chant nous permet de respirer et de ressentir toute la mélancolie qui nous entoure.
Entretien avec Chelsea Wolfe à l’occasion de la sortie de son septième disque, She Reaches Out to She Reaches Out to She.

« Le fait que le micro soit très proche avait pour but de capturer chaque mot et de refléter une certaine vulnérabilité. Au travers du chant, j’ai voulu retranscrire comme dans un rêve lucide, ce que sont un corps et un esprit exténués. C’est en quelque sorte l’état dans lequel je me trouvais lorsque j’ai écrit ces chansons. »

© Ebru Yildiz

Votre musique a pris un virage inattendu, qu’est-ce qui se cache derrière cette nouvelle tonalité de She Reaches Out To She Reaches Out To She ?
C’est en grande partie le résultat d’une progression logique et naturelle, j’ai beaucoup expérimenté auparavant différentes sonorités et genres musicaux qui, une fois assimilés, sont comme un héritage ramené au présent. Quelque chose qui résonne actuellement en moi. C’est aussi l’implication de David Sitek (NdR : producteur de l’album), qui au travers de tout un arsenal analogique, a transformé la majeure partie de mes idées, qui provenaient à la base de la guitare, en une matière modulaire tout à fait nouvelle. Son studio est rempli de vieux synthés analogiques et d’un mur entier de synthés modulaires. J’étais totalement curieuse à l’idée de travailler sur un processus de morphisme sonore, c’est au final une implication commune. Derrière cette tonalité, il y a une multitude de transformations qui m’ont permis d’atteindre un tel résultat, à savoir laisser les compositions devenir ce qu’elles allaient être, une fois que nous étions en studio. Il y a aussi des aspects personnels qui ont affecté l’écriture et le contenu de ces chansons. Et au final le résultat me convient vraiment.

Les thèmes de cet album sont à la fois intimes et universels, votre voix nous murmure de prendre soin les uns des autres, comme le ferait un guérisseur. Est-ce quelque chose que vous avez vécu récemment ?
En pensant à la façon dont j’allais utiliser ma voix, je voulais que ce soit très intime et proche de la thérapie ASMR*. Le fait que le micro soit très proche avait pour but de capturer chaque mot et de refléter une certaine vulnérabilité. Au travers du chant, j’ai voulu retranscrire comme dans un rêve lucide, ce que sont un corps et un esprit exténués. C’est en quelque sorte l’état dans lequel je me trouvais lorsque j’ai écrit ces chansons. Je voulais qu’elles soient authentiques par rapport à ce que je ressentais, à ce que je vivais. J’ai essayé de préserver cette intégrité tout en tenant compte du cheminement que j’ai vécu.

À quel élément déclencheur faites-vous référence dans les chansons « Everything Turns Blue » ou « Tunnel Lights » ? Une chose se termine et une autre commence, qu’en est-il de cette transition ?
« Everything Turns Blue » traite du processus de guérison après une relation toxique. Une fois que vous vous êtes débarrassé de cette relation et que celle-ci est derrière vous, il y a une sorte de vide existentiel qui s’installe et vous devez découvrir qui vous êtes sans cette autre personne, vous vous retrouvez face à vous-même et il s’agit de trouver les bonnes modalités de guérison pour vous aider à aller de l’avant et à devenir la personne que vous souhaitez incarner. Cela peut donc être très difficile. Évidemment, c’est un processus qui nécessite de passer par plusieurs étapes, c’est ce genre d’expérience sensorielle que j’exprime dans le titre « Everything Turns Blue ».
Concernant « Tunnel Lights », c’est un thème beaucoup plus universel. Je me suis rendu compte que pour vraiment vivre et que pour expérimenter la plénitude de la vie, il fallait absolument que je prenne pour ma part, une décision cruciale : je devais arrêter de boire, l’alcool m’engourdissait et me faisait entrer dans une dimension, celle des autres. Me débarrasser du poison qu’est l’alcool et de ses effets m’a vraiment libérée et m’a permis de commencer à ressentir davantage la vie et à en faire l’expérience plus profondément, c’est ce qui m’a poussé à écrire « Tunnel Lights ». Je cherchais des lumières qui me guidaient vers un meilleur avenir. Le royaume des rêves est un thème qui occupe une large place dans mes textes.

Justement, la chanson d’ouverture « Whispers in the Echo Chamber » est incroyablement intense, elle semble relier tout ce que vous évoquiez précédemment. Avez-vous ressenti une plus grande stimulation de la perception avec ce nouvel album ?
J’ai vraiment cherché à créer cette sensation, d’être véritablement présente en corps et en esprit avec des pensées qui tourbillonnent et que tu entrevois seulement en fermant les yeux. Et ce titre, c’est littéralement ça, des schémas et des boucles dans lesquels vous pouvez tomber et qui peuvent vous emprisonner, tout en étant aussi des choses positives mais qui en réalité, ne le sont pas.

Ces spirales que tu évoques, étaient très bien décrites dans une de tes premières compositions folk «  Spinning Centers ».
Oui, j’ai longtemps eu l’impression de vivre dans une spirale. Je pense qu’en ayant recours à une forme d’auto-persuasion, nous nous égarons, et nous nous trompons nous-mêmes. Peut-être que dans le passé, durant votre enfance, quelqu’un vous a dit quelque chose de cruel et que cela est resté coincé dans votre esprit, et au final, par résignation, vous avez fini par accepter cela, à vivre avec. « Whispers in the Echo Chamber » parle de briser ce schéma et de mettre un terme à ces boucles répétitives, en commençant à mettre en place une nouvelle histoire, une nouvelle structure. Qu’est-ce que tu veux dire à propos de toi ? Quelle est la personne que tu veux être ? Et peux-tu commencer à te dire des choses positives plutôt que de répéter et revivre toujours les mêmes histoires ? C’est en cela que les choses du passé peuvent nous étouffer, nous avaler.

« Quand apparaissent les obstacles, nous avons tendance à nous déconnecter de la nature, alors qu’en passant simplement du temps à l’extérieur, on a le sentiment d’être à sa place. C’est comme une énergie maternelle qui vient de la terre, un réconfort intrinsèque. »

© Ebru Yildiz

Les paroles d’ « Advices and Vices », « Like one thing leads to another » sont en quelque sorte prémonitoires, considérez-vous que vous avez vécu une sorte de pèlerinage ? Quels sont les événements qui ont permis ce passage de l’obscurité à l’éclat ?
C’est intéressant de penser que certaines de mes premières chansons étaient prémonitoires et d’en faire un lien. J’avoue ne pas y avoir pensé depuis de nombreuses années. Dans cette chanson, je réalise que je n’ai jamais écouté mes propres conseils. À partir du moment où l’on te prodigue de bonnes choses et que tu les partages avec les autres, tu finis par les appliquer alors à ta propre vie, c’est ce que je fais actuellement : je me concentre sur moi-même et je me soigne. J’ai tendance à me pencher sur la personne que je suis aujourd’hui, et à analyser le chemin spirituel que j’ai parcouru, j’aime l’idée de partager tout cela à travers ma musique, le fait d’utiliser les rêves dans le processus de composition. C’est une thématique récurrente. Je ne suis pas sûre que cela soit le catalyseur d’un passage à un autre, mais le point de départ a été d’inclure mes musiciens dans un processus d’écriture commune. Et ce déroulement a été contrarié par la pandémie, nous avons donc continué à écrire ensemble, mais il s’agissait plus d’envoyer des idées que d’être au même endroit. Depuis, ces chansons ont pris tellement de tournures différentes au fil du temps, qu’elles sont une sorte de transmission où chacune est la dévolution de la précédente.

La symbolique de l’eau est omniprésente dans ta discographie, la pochette d’Abyss semble suggérer cet état de descente, et à contrario, des mains invisibles capables de te maintenir à la surface, quelle symbole attribues-tu à la nature ?
L’eau a été pour moi et reste encore à ce jour, un état de suspension dans laquelle je trouve une inspiration inépuisable. Malgré le fait de vieillir, et que les soucis s’amoncellent, la nature devient un réconfort, ce qui est par définition logique car nous sommes profondément liés au monde naturel. Quand apparaissent les obstacles, nous avons tendance à nous déconnecter de la nature, alors qu’en passant simplement du temps à l’extérieur, on a le sentiment d’être à sa place. C’est comme une énergie maternelle qui vient de la terre, un réconfort intrinsèque. J’ai toujours essayé d’inclure la nature dans ma musique d’une manière ou d’une autre, ses éléments sont interconnectés aux cartes du tarot, à l’astrologie et à nos corps. Chaque élément est fondamental car il constitue la matière dans laquelle nous nous déplaçons. J’ai depuis, réellement l’impression d’être remontée à la surface.

Jess Gowrie considère Hiss Spun comme l’album dans lequel elle a pu exprimer pleinement son jeu de batterie. Vous reconnaissez-vous particulièrement dans la même approche ?
Nous sommes toutes les deux proches et vraiment différentes. Et je pense que cela fait de nous, de très bonnes partenaires d’écriture. C’est une excellente batteuse, mais c’est aussi une excellente auteure et productrice, et elle apporte beaucoup de choses à chaque enregistrement. Nous sommes amies de longue date.

« Place in the Sun » est votre chanson la plus dépouillée, pensez-vous que la construction de la mélancolie est compatible avec la beauté lumineuse et pas seulement avec l’obscurité ?
Oui, je me suis toujours efforcée d’apporter une certaine beauté lumineuse aux chansons les plus sombres. J’aime le contraste entre l’obscurité et la lumière, et j’essaie de les réunir au lieu de tomber dans les extrêmes de l’un ou de l’autre. J’aime réunir des choses qui ne vont pas toujours ensemble et qui ont besoin de se faire face ou de se réconforter ou de s’unir. « Place in the Sun » parle d’acceptation de soi. Il faut donc qu’il y ait de la lumière et de l’énergie lumineuse pour pouvoir chanter une telle chanson !

Si vous aviez un souhait à formuler, quel serait-il ?
J’aimerais que nous arrêtions d’exploiter la planète et de nuire à la Terre, et surtout que nous entamions un processus de guérison et que nous en prenions mieux soin. J’espère voir cela se manifester au travers de l’esprit humain.

Interview réalisée par Franck Irle

*(Réponse autonome des méridiens sensoriels : une sensation distincte, agréable, de picotements ou frissons au niveau du crâne, du cuir chevelu ou des zones périphériques du corps, en réponse à un stimulus visuel, auditif, olfactif ou cognitif).

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