Various Artists – Abus de Soufre

Posted by on 11 avril 2025 in Chroniques, Toutes les chroniques

(Deviation Records, 12 avril 2025)

Distorsion est une entité journalistique des plus insaisissables, parfois même indéfinissable. J’en sais quelque chose, étant moi-même un contributeur régulier de la nébuleuse. « Disto », comme on l’appelle, se préoccupe surtout des sujets peu traités et s’y colle toujours avec l’envie d’un pas de côté, la volonté de ne pas céder à l’évidence. À une époque pas si lointaine où tout un pan du cinéma français ne possédait pas la même couverture médiatique qu’aujourd’hui, Distorsion lançait une collection de livres en librairie, sous le titre ironique « Le cinéma français, c’est de la merde ! », le but étant de combattre les idées reçues et de glorifier toute la richesse du cinéma français en dehors des sentiers battus. Les héros se nommaient alors Alain Jessua, Yves Boisset, Jean-Claude Missiaen, Bruno Cremer, Bernard-Pierre Donnadieu ou encore Jean-Pierre Kalfon. Toujours à la recherche d’une nouvelle idée iconoclaste, Distorsion a ensuite pensé qu’il fallait célébrer ce cinéma-là d’une autre manière, en le mettant en musique. En 2016, la compilation Distornoïz (l’introduction) sort en CD, en édition limitée, avec des ré-interprétations de bandes originales composées entre autres par Francis Lai, Vladimir Cosma, Ennio Morricone, etc.

Mais ce n’était qu’une première étape. Alors qu’un cinquième tome de la collection « Le cinéma français… » voit le jour, une nouvelle fournée musicale est imaginée, avec cette fois encore plus de surprises et un line-up des plus alléchants. La présence de Jean-Pierre Kalfon est notamment annoncée sur une relecture de Rue barbare, lui, le rockeur du film original. Parce qu’il est toujours intéressant de se plonger sans réserve dans des relectures ou hommages bien sentis à un cinéma français encore trop oublié, voire méprisé, et parce qu’il est important d’évoquer l’inventivité coutumière des compositeurs de musiques de films, intéressons-nous de près à ce qui se cache derrière ce fameux vinyle Abus de Soufre, qui sort à l’occasion du Disquaire Day, le 12 avril, chez Deviation Records.

Ce qui frappe d’entrée, c’est la cohérence graphique dans les créations Distorsion, les belles couleurs chatoyantes, l’attention donnée aux titrages, mais aussi le superbe dessin de couverture signé Jess X (grand habitué des publications distorsionniennes) qui met en scène un Jean-Luc Godard violet en mode post-apo, et l’illustration de Nicolas Bègue, en face intérieure, dans laquelle Marlène Jobert « tombe le masque ». L’ensemble est à la fois classieux et délirant, finement pensé afin de valoriser l’objet physique (l’idée derrière le Disquaire Day, n’est-ce pas ?), avec un soin tout particulier, ce qui plaira sûrement à tous les diggers fous de sortie ce jour-là.

L’album commence par une relecture étonnante du thème de L’Alpagueur (1976, Philippe Labro), composé en son temps par Michel Colombier1. Si une oreille distraite peine à reconnaître le thème tout de suite (à part bien sûr le motif en toute fin de morceau), c’est parce que Fugu Dal Bronx, le groupe de Rurik Sallé, initiateur en chef de Distorsion et de ce projet, n’a pas cherché à se lancer dans l’exercice de la reprise standard, mais bel et bien à entamer un dialogue avec l’original. Il y a ici l’envie de se laisser traverser par l’esprit musical de Colombier et d’aboutir à quelque chose de nouveau, à la fois différent et en parfaite osmose. Un titre qui fait fi du gap entre les époques et renoue avec toute l’incroyable luxuriance et versatilité du compositeur et arrangeur lyonnais. Bien entendu, Fugu y met son grain de sable et pousse cette musique dans les retranchements du metal fusion instrumental, plein d’allant et doté d’une bonne dose de groove. Le titre agrémente plusieurs phrases issues du film, ainsi que quelques chœurs dans sa deuxième partie. Il s’évertue surtout à surprendre par ses brusques changements et ses montées cinématographiques résolument épiques. Dans son for intérieur, Fugu a hérité quelque chose de Goblin, mais cette composante est ici piratée par l’esprit infectieux de Colombier. Le résultat est une combinaison de forces et d’idées, sans doute la réponse idéale à la curiosité sans cesse renouvelée de Colombier pour toute forme de musique.

Le deuxième titre s’immerge dans l’univers fantaisiste de Michel Magne2 et de son fameux thème pour Fantomas (1964, André Hunebelle), qui prend ici des allures de festin techno punk à tendance dadaïste. L’idée est hautement improbable et tellement absurde qu’elle fonctionne à merveille : construire un pont sémantique entre Fantômas et… Star Wars : « Il porte un masque pour respirer, mais il respire mal parce qu’il porte un masque. Il porte un masque sous le masque du masque, parce que Dark Vador n’est pas Vador, c’est… Fantômas ! » Musique Post-bourgeoise réussit à faire rire, donne envie de danser de manière complètement erratique et reste pertinent tout au long de son geste postmoderne à l’énergie communicative. Le thème ultra reconnaissable de Fantomas s’en retrouve dépoussiéré, presque décuplé et si l’on peut se permettre, plus que « Magne-ifié ».

Toujours dans le registre des relectures punk complètement tordues, Didier Super, monument national s’il en est, pose ses valises sur deux titres. Le premier est une version crétinement plaisante du « Reality » de La Boum (1980, Claude Pinoteau), avec une double ration de riffs énervés, un passage ska/reggae des plus louches, ainsi qu’un solo dégoulinant assumé dont plus personne n’abuse. Le deuxième se frotte à la chanson « Sang pour sang » de Johnny Hallyday et la rabote tellement que les paroles (qui parlaient de la relation apaisée avec son fils David Hallyday) semblent prendre un sens complètement nouveau et délirant. La magie grossière de Didier Super est à l’œuvre dans ce titre qui évoque Jean-Philippe (2006, Laurent Tuel), sans en être vraiment tiré, un peu à l’image de ce film qui trouvait le moyen de travailler sur la figure de « l’idole des jeunes » tout en prenant un chemin de traverse.

Au rayon des reprises sixties/seventies, le duo Eroina se passionne (comment ne pas l’être ?) pour François de Roubaix3 et son magnifique thème de Dernier Domicile Connu (1970, José Giovanni). La relecture est belle et respectueuse, avec beaucoup de charme et d’appétit pour les sonorités et les orchestrations typiques de ces années-là, peut-être manque-t-il juste un poil d’imprévisibilité à l’ensemble, ce qui a toujours été l’un des plus grands talents de François de Roubaix. Le groupe Dude s’attaque à La piscine (1968, Jacques Deray), c’est affriolant et ensoleillé, ça donne envie de déboutonner sa chemise et de piquer une tête. Cela donnerait même le courage d’aborder Romy Schneider alors qu’on ressemble vaguement à Alain Delon… The Pangolinz, sorte de super-groupe collectif à l’existence éphémère et dans lequel on compte notamment Barbara Carlotti à la voix, Laurent Ciron aux guitares et Bertrand Burgalat au piano, reprennent « La Femme faux-cils », extrait du méconnu Erotissimo (1968, Gérard Pirès), autrefois chanté par Annie Girardot. C’est à la fois désinvolte et maîtrisé, empreint de légèreté et de minauderie exquise. Un résultat qui évoque bon nombre de productions ou obsessions musicales que Burgalat a constamment accueilli au sein de son label Tricatel.

L’album se conclut par un morceau attendu, inspiré par le toujours trop sous-estimé Rue barbare (1984, Gilles Béhat, d’après le roman de David Goodis). Rurik Sallé s’est adjoint les services de Manard, le batteur d’Ultra Vomit, et a convolé en justes noces4 avec Jean-Pierre Kalfon (le Rocky Malone du film) pour les parties parlées. Ce sont à la fois des éléments du générique de début et de la chanson « Midnight Shadows » de Bernard Lavilliers qui sont repris ici, mêlés et concassés afin de donner une toute nouvelle matière qui s’enivre de metal extrême, s’y plongeant jusqu’à l’excès avant de refaire surface, apaisée, et donner voix au chapitre à Kalfon qui se réapproprie alors le texte original. Le titre appuie de nouveau sur l’accélérateur et embraye sur une certaine idée du rock sombre à la française avec déclamation de texte par une des grandes icônes de la contre-culture, secondée de soli heavy metal et d’une pirouette dialoguée pour conclure avec humour.

À l’image de Distorsion, ce disque est sauvage, voire indomptable. Il explore de nombreuses voies, parfois complémentaires, parfois antinomiques. L’ensemble est frais, souvent déroutant, toujours à la recherche d’autre chose, de l’inattendu. C’est un disque qui ne se contente pas de reprendre des morceaux de manière appliquée mais cherche plutôt à convoquer l’esprit des compositeurs afin de festoyer avec eux autour d’un banquet géant. Une folle idée vient alors à l’esprit : à quand la suite ?

Julien Savès

1 L’œuvre de Colombier est vaste, presque tentaculaire, elle a investi tous les domaines musicaux : de la musique classique à la chanson française (Gainsbourg, Barbara, Nougaro), de l’univers des ballets (Maurice Béjart) à celui de la musique funk et du jazz fusion. Au cinéma, il sera longtemps l’un des collaborateurs privilégiés de Gainsbourg sur plusieurs bandes originales, puis travaillera tour à tour pour Melville, Labro, Klein, avant de faire carrière à Hollywood (Taylor Hackford, Michael Ritchie, les ZAZ, Mario Van Peebles, etc.).

2 Au-delà de l’estimé compositeur pour Henri Verneuil, Georges Lautner, Roger Vadim ou encore Costa-Gavras, Michel Magne est aussi à l’origine de l’aventure du château d’Hérouville qui accueillera, en tant que studio d’enregistrement, tout un pan de la musique rock comme Pink Floyd, David Bowie, T. Rex, etc.

3 Adepte de plongée sous-marine et mélodiste hors-pair, François de Roubaix était assez insaisissable, un génie de l’expérimentation qui semblait avoir un temps d’avance sur tous. Il a fait le bonheur de nombreux cinéastes comme Robert Enrico, Jean-Pierre Melville, José Giovanni, Serge Korber, Harry Kumel et Jean-Pierre Mocky. Il disparaîtra dans un accident de plongée sous-marine à l’âge de trente-six ans.

4 Rurik a joué et composé pour l’album solo de Jean-Pierre, Méfistofélange, Deviation Records, 2022.

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