La Canaille – Une goutte de miel dans un litre de plomb
Le hasard (?) a voulu que j’entame cette chronique anniversaire une semaine où la démocratie française subissait une de ses plus cinglantes défaites depuis l’après-guerre. Oui, on en est là(s). Mais plus que se morfondre sur cette sombre situation, pourquoi ne pas suivre le programme de La Canaille dans « Le Chroniqueur (Acte 1) » à la lettre :
‘’La tête froide et poings serrés jusqu’au dernier round
Assène mes rimes, frappe droite gauche crochet esquive uppercut
Libère la bête et oppose un rap de lutte’’
Car fêter les 15 ans de Une goutte de miel dans un litre de plomb en 2024, c’est opposer au marasme ambiant, l’essence même de l’objet musical comme outil politique. Un rempart à la domination. Et un vecteur efficace de combat idéologique. Projet construit autour du MC franco-libanais Marc Nammour, à la frontière floue entre rock, hip-hop et conscience politique, ce disque est toujours fondamental. J’y suis arrivé par des chemins de traverse, avec comme passeur un certain Serge Teyssot-Gay. Sur la dernière tournée de Noir Désir, le groupe invitait parfois sur ses dates La Rumeur, collectif hip-hop qu’on ne présente plus. Mon premier contact avec la scène hip-hop française (hors les médiatiques IAM et NTM of course). Puis toujours via l’ex-guitariste des Bordelais, je découvrais Zone Libre (quel nom de groupe), collectif qui a parfois accueilli dans ses rangs… Marc Nammour. Et donc la discographie de La Canaille.
Les douze titres (+ une ghost track) de ce premier disque résonnent toujours aujourd’hui d’une puissance notable. Avec un patronyme hérité des prémices de l’histoire de la Commune en 1870, et cette pochette rouge sang comme taguée la nuit sur un mur, en défi à l’ordre établi, le ton était donné. Et l’ascendance clairement exposé dès le premier titre, « La Canaille ». Qui reprend donc ni plus ni moins, sur une instrumentation inquiète zébrée de stridences électriques, le chant révolutionnaire écrit par Alexis Bouvier en 1865. C’était la minute Histoire. Toujours bien de sortir d’un disque moins con qu’en arrivant.
« Dans la mitraille, ils feront dire aux ennemis
Fuyons c’est La Canaille, eh bien j’en suis ! »
A trois reprises (« Le chroniqueur 1, 2 et 3 » en piste 2, 7, et 12), Marc Nammour jouera le « témoin tapi dans l’ombre » de son époque, observateur critique, au verbe acerbe et à la vision presque prémonitoire du délire actuel. Volonté réelle du groupe (ou hasard heureux), le disque est ainsi parfaitement séquencé. Une introduction révolutionnaire donc, une première chronique comme programme à suivre. Puis un premier enchaînement de quatre titres exceptionnels et vitriolés, à la subversion toujours bienvenue. Aussi brûlants qu’un cocktail Molotov éclatant sur une répugnante République. Une nouvelle chronique. Puis un nouveau quatuor de quatre titres, à la dimension sociale plus intimiste. Une dernière chronique pour finir avant une ghost track en crescendo incendiaire (et prémonitoire !) qui s’achèvera ainsi:
« Allez leur dire, qu’on n’est pas prêts de voter pour eux,
Pas prêts de rentrer dans leur jeu
Que La Canaille c’est nous contre eux
Allez leur dire, ouais criez-le sur tout les toits
Qu’ils aillent se faire voir ailleurs,
ils n’auront pas nos voix
Allez leur dire »
Comme la bande-son parfaite pour son propos, Marc Nammour est entouré d’un trio de musiciens et de divers invités proposant ainsi, au-delà des beats, scratches et autres programmations classiques dans le hip-hop, une musique organique et percutante. Poussant parfois le curseur vers une énergie rock plus débridée (« Mon camp », deux minutes presque punk ou les explosions du refrain d’« Arrêtez ce train »). C’est pourtant avec une vibe orientale, un riff acoustique, et peuplée d’instruments peu usités de ce côté de la Méditerranée, que La Canaille délivre son tube dès la troisième piste avec le sublime « Ni Dieu ni maître ». Fulgurant, entre scratches et violon halluciné. Ça me fout toujours les poils.
« Donc en condensé, restons sensés
Pas question d’encenser l’insensé…
… Prêtre, Imam, Rabbin, Gourou,
Où est la différence, c’est la même influence
Je prône la résistance, garde mes distances et me dispense
De tout endoctrinement qui voudrait diriger mon existence »
Après le voyage dans le train fou (« Arrêtez ce train »), terminus dans notre triste époque. Car il y quinze ans, « Une goutte de miel » préfigurait déjà le régime actuel. Soit une oligarchie médiatico-économique aux mains d’une poignées de milliardaires, pour la plupart cités dans le texte d’ailleurs. Il manque juste le plus riche. Hein, tonton Bernard. La désinformation, les réseaux sociaux, le contrôle des médias mainstream, tout y est avec une acuité troublante. Constat froid et implacable sur deux premiers couplets à l’ambiance lourde. Avant un vital élan de révolte sur un dernier couplet plus électrique. A ce niveau, le Rap est un Art.
Je pourrais mettre tous les lyrics ici, mais la chronique va devenir un peu longue. Écoutez ce titre. I mean it. Et si vous pensez que la musique devrait s’affranchir de politique, inutile d’écouter le titre qui suit. Le monumental et subversif « Allons Enfants ». Qui voit Marc Nammour carrément endosser le costume d’un (P)résident de la République. En 2009, c’était un certain N. Sarkozy… aujourd’hui sous bracelet électronique. Quelle indignité ! Mais le texte peut tout aussi bien s’écouter sous la mandature actuelle de notre glorieux « démocrate » en chef. Six minutes pamphlétaires servies par une musique sombre à la pulsation électronique. Où une trompette superbe encadre parfaitement le verbe corrosif de Marc Nammour, notamment sur un nouveau final halluciné. Ecoutez ce titre, épisode 2.
« Je suis le silence des pantoufles avant le bruit des bottes »
Après l’acte 2 du chroniqueur, La Canaille signe un nouveau titre magistral, rare exemple dans la musique contemporaine, puisque « L’Usine » décrit tout simplement la nuit de travail d’un ouvrier en milieu industriel. Ce que fut Marc Nammour lui-même dans le Jura, à Saint-Claude. La musique est parfaite. Riff acoustique orientalisant sur un beat à la pulsation mécanique.
« Couper, séparer, jeter, c’est ça le boulot
Couper, séparer, jeter, toute sa vie »
Plus près de la Lutte des classes que du rap de lascars bas du front qu’on subit partout. Après « L’Usine », on trouve en piste suivante, comme une évidence… « Le Fric », comme l’éternelle complainte de la classe ouvrière moderne. Dans cette fin de disque, le ton se fait plus intimiste, comme si la lutte était aussi et avant tout un combat intérieur. Où je dois choisir « Mon Camp ». Il y a un titre sur ce disque que je chéris particulièrement. Loin des brûlots précédents, « On recommence » sonde, avec une émotion palpable et une fragilité désarmante, ce souffle intérieur qui anime chaque conflit, chaque lutte, intimes ou globales. Même si. Putain de poussière dans l’œil.
« Hommage aux têtes dures qui tiennent quoi qu’il arrive
Je dédie ce texte à la mémoire de ceux qui restent à la dérive »
Acte 3 du chroniqueur en dernière piste. Avant le final rock frondeur d’un ultime titre, non visible sur le tracklisting du disque. Comme un ultime message clandestin. Un tract distribué en douce. Pour construire la riposte. Dans les régimes les plus autoritaires, la Culture est souvent maltraitée. Censurée. La Musique parfois interdite. Brassens fut ainsi parfois privé d’ondes radiophoniques. La Canaille est un de ces plus fidèles descendants à mon sens. Un amoureux de la langue française. Observateur avisé de la société qui l’entoure. Epris d’un esprit anticonformiste et libertaire. Tout ce que le pouvoir exècre en fait. Mais un de ces phares qui éclairent la nuit actuelle.
« C’est en sous-sol que se distille la rébellion
Qu’on verse nos gouttes de miel
Dans leur litre de plomb »
C’est La Canaille, eh bien j’en suis !
Sonicdragao
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