Theo Hakola – Shalalalala
Theo Hakola met au défi tout plan de carrière, tout algorithme envahissant qui pourrait lui dicter la marche à suivre. Il continue à œuvrer dans l’alternatif sans fléchir, entièrement dévoué à sa musique et ses chansons, avec un songwriting immuable, hermétique aux modes et aux changements opportuns. Il trace sa route avec beaucoup de régularité et d’intégrité, sans s’affoler, ni céder à la facilité. Theo possède cette aura de boss de fin de niveau, c’est un Chevalier d’Or dont on a tendance à quelque peu oublier l’existence, mais qui se révèle de nouveau, quand il le faut, dans toute sa splendeur. Alors que Shalalalala, son énième album solo, vient de sortir en mai, retour sur un disque qui tente beaucoup et vise souvent juste.
Pour vraiment apprécier l’approche musicale de Hakola, il faut s’enivrer de son écriture à contre-courant des formats actuels, résultat d’une science de l’équilibre qui pioche autant dans la poétique beat que le romantisme sombre ou la distanciation ironique propre au dandysme lettré. On pourrait aisément trouver l’ensemble vieux jeu, inadéquat ou d’un ancien temps, mais ce serait céder à la facilité, au jugement hâtif, être la victime d’une écoute distraite. Avec ce nouvel album, Theo propose huit chansons comme autant de petits traités sur quelques thématiques de la vie de tous les jours, les petits plaisirs comme les déceptions, des sujets qui l’intéressent ou l’amusent et qu’il fait siens afin d’en donner sa vision, sa propre vérité. Ces différents thèmes, faussement naïfs, explorent autant les animaux domestiques (« The Dog Song », « The Cat Song »), les bébés (« The Baby Song »), l’amour (« The Love is Song ») que les échecs (« The Chess Song »). On éprouve souvent la sensation d’évoluer dans un concept album qui s’est construit au fur et à mesure de l’inspiration, un disque joyeux et vivant qui possède sa propre pulsation, capable d’intervertir les titres sans prévenir et de passer d’un sujet à l’autre sans se départir de son identité globale. Est-ce dû à sa production minimaliste, frôlant parfois le rachitique ou le kitsch eighties, une sorte de rock à l’ancienne, dégraissé et asséché, qui préfère mettre en valeur ce qui est chanté plutôt que de montrer les muscles pour impressionner l’auditoire ?
L’album sonne comme si Theo avait repris directement là où il s’était arrêté dans les années 80-90 et qu’il souhaitait convoquer le fantôme de Leonard Cohen à la fête afin de s’essayer lui aussi à une sorte de rétrofuturisme folk. La valse rock à la fois synthétique et traditionnelle « The Burning Woman Song » est celle qui rappelle le plus l’un des styles marquants du compositeur canadien. Jusqu’à partager ce même appétit pour des chansons pleines, au sein desquelles on épouse et épuise le sujet dans la longueur, en le triturant obsessionnellement pour en extraire tout son potentiel dramatique. Car c’est aussi ça la grande force de Hakola, travailler l’épuisement, l’empilement, décortiquer les phrases, les mots, la langue, anglaise comme française, et en extirper la chair poétique. Il n’hésite pas à utiliser les codes typiques du folk ou de la chanson à texte afin de les torpiller de l’intérieur, quitte même à frôler le hors-sujet ou faire preuve de cabotinage. Cependant Hakola est unique, sa voix, son phrasé et son univers forment une proposition entière, rare, fine et élégante, il n’a pas besoin de l’aval des gardiens du temple pour entériner ses choix. Il essaye, parfois échoue, mais garde toujours six gallons de plus de classe et de magie que quiconque dans sa catégorie. Son art lui permet d’injecter de la poésie dans chaque interstice, même le plus minuscule, et quand il vient à s’intéresser aux petits riens de la vie, comme c’est souvent le cas sur cet album, le résultat décontenance pour finir par l’emporter sur nos dernières réticences. Il n’en oublie pas pour autant les saillies politiques, notamment sur le dernier morceau, « The Russian Warship Song ». Deux titres surnagent et réussissent à équilibrer parfaitement texte et musique, « The River Song » et « The Chess Song », cette dernière ballade pouvant évoquer par moment les anciennes obsessions musicales des Bad Seeds.
On a souvent comparé Theo Hakola à Baudelaire, mais est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt aller chercher des accointances chez Donovan, Dylan ou même Vian ? Car ce nouveau disque hors du temps, avec beaucoup d’allant et de joyeuse moquerie, semble au final convoquer la science du barde, comme si Theo avait dérobé la lyre d’Orphée et s’amusait à jouer avec jusqu’à ce qu’on lui reprenne. Il invite d’ailleurs au banquet plusieurs chanteuses comme Brisa Roché, Lesley Woods et Mélanie Menu qui assurent notamment les chœurs et seconde voix. Cela fait longtemps que Theo Hakola n’a plus rien à prouver dans la musique, pourtant il continue de l’investir avec envie, en se challengeant continuellement sur ses propres bases. Malgré des moyens toujours plus limités, il garde intact son éblouissement pour tout ce qui constitue une chanson et les possibilités infinies qu’elle permet pour toucher les gens.
Julien Savès