Imperial Triumphant – Goldstar

Posted by on 13 juin 2025 in Chroniques, Toutes les chroniques

(Century Media, 21 mars 2025)

S’il faut penser à un style musical traditionnel dont le heavy metal s’est inspiré, on cite plus volontiers la musique classique que le jazz. On parle ainsi de « metal symphonique », mais jusqu’à ce jour, on n’a pas inventé de terme tel que « bebop metal ». C’est compter sans les efforts conjugués d’un groupe de musiciens new-yorkais à la fin des années 80, dont la figure de proue fut John Zorn. Cette scène downtown new-yorkaise avait commencé à se développer au début de la décennie, au croisement du free jazz et de la no wave, avec des groupes comme The Lounge Lizards ou James Chance and the Contortions. Les aspirations de Zorn étaient cependant bien plus larges. Chef de troupe autant que compositeur et saxophoniste, passionné par tout ce qui est étrange et occulte, il attira à lui des musiciens qu’on n’aurait pas associés au jazz. Avec Mick Harris de Napalm Death et Bill Laswell, il forma Painkiller, un groupe mélangeant jazz, metal extrême, noise, ambient et dub. Zorn produisit également le premier album du groupe de Mike Patton, Mr. Bungle. Il n’est donc pas surprenant que Patton soit apparu sur plusieurs disques de Zorn et en ait publié d’autres sur son label, Tzadik. C’est la raison pour laquelle, si vous assistez à un concert de Zorn dans un lieu aussi institutionnalisé que la Philharmonie de Paris, vous croiserez autant de personnes en costume et mocassins que de chevelus en t-shirts d’Emperor ou de punks en tout genre.

Quel rapport avec Imperial Triumphant, me direz-vous ? Eh bien, d’une part, si la musique extrême que ce trio de forcenés produit parvient jusqu’à vos oreilles sans provoquer un rejet immédiat, c’est sans doute parce que Painkiller est passé par là. D’autre part, le batteur du groupe, Kenny Grohowski, est un collaborateur régulier de Zorn, pour lequel il est intervenu dans diverses formations — notamment en trio avec Marc Ribot et Trevor Dunn, mais aussi avec Matt Hollenberg et John Medeski dans le projet Simulacrum, qu’il est conseillé d’écouter pour se préparer avant d’attaquer Imperial Triumphant. Le groupe, composé en plus de Grohowski (batterie), de Steve Blanco (basse) et de Zachary Ezrin (guitare), mêle death et black metal avec des éléments de jazz, mais aussi de nombreux collages sonores créant une ambiance très particulière. Visuellement, le groupe s’intéresse énormément à la ville moderne — plus précisément au New York du milieu du XXe siècle et à son architecture moderniste. Avec leurs masques impressionnants évoquant des divinités de l’Égypte antique, les membres d’Imperial Triumphant semblent vouloir transmettre une impression de malaise, presque lynchienne — comme si, sous les apparences policées de la ville civilisée, agissaient en secret des forces occultes. Pour créer cet univers, le trio est parvenu à faire correspondre son identité sonore et visuelle. Il faut ajouter à cela une virtuosité rarement égalée, ainsi qu’un solide sens de l’humour.

Goldstar reprend l’esthétique d’un paquet de cigarettes de luxe. Pour ouvrir l’objet, en CD comme en vinyle, il faut littéralement briser une étiquette de protection. L’album contient d’ailleurs une reprise étrange d’un jingle publicitaire pour ces cigarettes. Ce type de passages, à la fois apaisants et déroutants, contraste fortement avec le maelstrom sonore que le groupe est capable de déployer : growls saisissants, riffs acérés joués à une vitesse diabolique, basse plombée, signatures rythmiques quasi indéchiffrables… tout y est. Et pourtant, Goldstar demeure l’album le plus accessible du groupe à ce jour. Une des raisons tient au fait que ces petits plaisantins ont convoqué des mélodies bien connues : sur « Hotel Sphinx », on reconnaît la sarabande de Haendel, et sur « Industry of Misery », une référence évidente à « I Want You (She’s So Heavy) » des Beatles. Voilà des choix esthétiques audacieux, mais toujours payants, tant ils s’intègrent parfaitement à leur tambouille sonore complexe. Pour le reste, les morceaux sont aussi plus structurés et compréhensibles qu’à l’accoutumée. Certains snobs diront qu’il s’agit de leur disque le plus « commercial », mais encore faut-il entendre par là un mélange de death metal ultra-technique, de black metal, de jazz downtown new-yorkais, le tout nappé de passages ambient bien malsains. Disons que c’est la version la plus écoutable d’une musique qui demande malgré tout un esprit très ouvert. Et une fois qu’on s’y habitue, l’accoutumance devient rapidement une addiction.

Last but not least : la plus grosse provocation de l’album reste la participation de deux des plus grands batteurs de l’histoire du metal, Dave Lombardo (Slayer, Fantômas, Dead Cross…) et Tomas Haake (Meshuggah), sur le morceau « Pleasuredome ». Aucun d’eux n’y joue pourtant de batterie : Lombardo s’illustre aux percussions brésiliennes, tandis que Haake se livre à un spoken word. C’est dire à quel point le groupe a confiance en lui !

Yann Giraud

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