Bruit ≤ – The Age of Ephemerality

Parfois, à la sortie d’un disque, en quelques écoutes, on a le sentiment, rare, qu’il y a bien plus que la Musique. Que l’œuvre raconte l’époque contemporaine aussi bien qu’elle s’inscrit, déjà, dans la postérité. Que les années ne pourront pas effacer la puissance d’un message. Et chaque écoute de ce disque nous ramènera à un moment, une époque de notre modeste existence dans ce monde tourmenté. Même si je n’ai pas connu les années 60-70, j’ai un sentiment similaire à chaque tour, pas du tout au hasard, du What’s Going On de Marvin Gaye sur la platine. Et chaque écoute d’un disque de Godspeed You! Black Emperor me ramène immanquablement au vertige d’une Humanité au bord de l’Effondrement. Les lendemains qui (dé)chantent, quoi.
En 2025, face à l’obscurantisme qui gagne, alors que les fascismes d’un nouveau genre semblent sur le point de s’imposer partout, la Musique, comme le Cinéma, la Littérature ou d’autres arts majeurs, continuent d’être des sources vitales de Résistance. Des fontaines de lucidité (combative) pour construire des alternatives à des sociétés bien sombres. En 2021, Bruit ≤ avait frappé un grand coup en secouant le monde du post-rock avec l’ambitieux et formidable The Machine is burning and now everyone knows it could happen again, que l’on pouvait envisager comme un manifeste musical écologique. Et plus que tenu la dragée haute à Mogwai et GY!BE qui sortaient au même moment des disques importants. Excusez du peu. Avec The Age of Ephemerality, le quatuor s’impose d’ailleurs comme le digne successeur des Canadiens. Brandissant un flambeau (politique), que l’on devine percer la nuit noire tel un phare providentiel. Accompagnant le communiqué de presse, le groupe présente son nouveau disque avec un long texte, manifeste précis et sombre (à retrouver sous la chronique en intégralité). Comme on lance une alerte. Comme on prend le maquis. Avec cinq titres pour une quarantaine de minutes, Bruit ≤ réussit le coup de force d’un concept-album explosif et vertigineux, mêlant électricité sauvage, orchestrations épiques et incursions électroniques. Véritable pamphlet sonore chaotique sur l’aliénation technologique et ses dépendances mortifères pour nos sociétés fragiles. Pile au moment où un techno-féodalisme débridé prend le contrôle de la première puissance mondiale. Pile au moment où un storytelling s’installe insidieusement pour vanter les mérites de l’intelligence artificielle comme d’une nouvelle révolution technologique, bénéfique pour l’Humanité. Bruit ≤ s’affranchit des codes en vigueur, perpétuant son absence des grandes plateformes de streaming, n’hésitant pas à les attaquer… artistiquement. On se souvient ainsi du single « Parasite (The Boycott Manifesto) », sorti en 2022, grosse flèche dans l’œil de Daniel Ek, patron d’une plateforme de streaming au logo vert. Qui préfère empiler beaucoup (trop) de cash, investir dans l’armement, ou financer des réceptions de néo-fascistes plutôt que rémunérer dignement les artistes présents sur sa plateforme.
Sur ce nouveau disque, il y a un titre intitulé… « Data », comme le nouveau nerf de la guerre technologique mené par les géants de la Tech. Deuxième single et deuxième titre de l’album après l’introductif « Ephemeral », qui après une minute de violons inquiets, semble être hacké et bascule progressivement vers la première bourrasque du disque (la batterie !). Et nous, de plonger dans ce vortex de guitares comme on sauterait d’un avion en vol. En trois minutes à peine, le décor est planté. « Data », et ses huit minutes dantesques, va ensuite enfoncer le clou. En montant encore le curseur. Immense crescendo où se mêlent électronique saturée, post-rock déchirant et quelques apparitions de… Mark Zuckerberg, en bon VRP de l’exploitation de nos données personnelles. Dans un vortex orchestral d’une intensité peu commune ! Comme une fuite en avant échevelée au destin funeste. Sur la fin, assez sublime, un piano élégant et mélancolique nous ramène à un climat plus apaisé. Quelle claque ! « Progress / Regress » joue une carte post-rock à cordes (ah, ce violoncelle !) presque classique en comparaison. Mais quelle ampleur ! Chaque minute passée semble apporter son lot supplémentaire d’intensité. Et on se prend chaque bourrasque avec un plaisir renouvelé par chaque écoute. Arrivé à « Techno-Slavery / Vandalism », on est déjà sévèrement éreinté par tant d’audaces. Et les deux derniers titres (les plus longs, neuf et treize minutes) vont achever de nous convaincre que l’on est définitivement en terrain (post-rock) épique. Bruit ≤ a enregistré dans quatre localités différentes (dont une église), utilisé un ensemble de six guitares (avec les frères Fossat de SLIFT en voisins-guests de luxe), un quatuor de cuivres, a créé un chœur à six voix et la liste d’instruments et synthétiseurs utilisés est longue comme le bras. L’ambition était énorme, le résultat dépasse de loin toutes les attentes les plus folles. Le bipolaire « Techno-Slavery / Vandalism » braconne d’abord sur les terres du meilleur Godspeed orchestral, électronique discrète en plus. C’est sublime. Avant de devenir dans un second temps cataclysmique aussi furieux que le « World Police » des Canadiens. Rien que ça. Hâte d’aller me prendre cette tornade devant une scène ! Le titre se termine ensuite de manière inattendue dans une ambiance quasi monastique avec un chœur superbe. Classe. Et que dire de l’introduction de cuivres du monumental « The Intoxication of Power » qui clôture en majesté le disque. À nouveau, tous les éléments organiques, électriques, orchestraux et électroniques s’animent dans un ballet parfaitement coordonné. Bruit ≤ au sommet de son art. Le post-rock surfant sur ses plus hautes vagues. Aux alentours de la dixième minute (à écouter au plus fort volume), ça devient triomphal, épique et… orgasmique jusqu’au feu d’artifice final. Une dinguerie. Et le coup de canon de la douzième minute. C’est ensuite une voix anglaise d’un docudrama de la BBC datant de 2003, qui reprend une prédiction sombre de George Orwell (extraite de 1984, of course), lors d’une ultime interview. Comme une évidence. Comme une nouvelle alerte pour une Histoire, prise en flagrant délit de récidive. Il serait vain de ma part de formuler une conclusion valable à cette chronique tant ce disque de Bruit ≤ est exceptionnel dans son ambition musicale comme dans son propos (politique). Oui, les temps que nous traversons engendrent aussi des œuvres majeures, comme les phares perceront toujours la nuit pour guider les voyageurs égarés. Laissons donc, comme les toulousains ont choisi de le faire, au grand et toujours perspicace George Orwell, le soin de conclure en ces termes :
If you want a picture of the future
Imagine a boot, stamping, on a human face forever*
The moral is a simple one
Don’t let it happen
It depends on you
Sonicdragao
* le groupe gallois Prosperina a également fait de ces deux lignes le refrain de son excellent titre… « Boot » sur l’album Flag en 2021.
BRUIT ≤ à propos du concept de cet album :
La course au progrès est une fuite en avant où chaque instant est déjà obsolète avant d’être vécu et où le cercle vicieux de la futilité prive le temps de toute valeur transcendante. Tout chose se précipite vers une version 2.0 d’elle-même jusqu’à ce que nos outils menacent de dépasser l’être humain. Tout est assujetti aux lois du profit et les êtres humains, réduits au statut de machines, doivent sans cesse évoluer pour espérer devenir de meilleures versions d’eux même.
Aujourd’hui, plus que jamais, tout est mesuré, enregistré, calculé, archivé et vendu avec nos données, puis traité par des algorithmes codés pour trouver la meilleure façon de manipuler nos comportements. Le machine-learning, qui ne dort jamais, nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes. En fin de compte, l’exercice de la recherche curieuse est annihilé par le confort passif de la recommandation. La diversité des opinions et des aspirations est anesthésiée par la vaste bulle numérique, seul horizon visible à travers nos écrans.
Notre libre arbitre, notre identité, notre humeur, notre sexualité, nos choix politiques et esthétiques, toute notre existence est aliénée par ces lignes de code. Les actes créatifs et l’inspiration poétique sont relégués au rang de simples données mathématiques par des IA génératives dont l’évolution semble échapper à notre contrôle.
C’est une victoire productiviste et technique pour quelques privilégiés, et une défaite poétique et existentielle pour le reste d’entre nous. Progrès/Régression, sans alternative entre les deux. Le progrès, érigé en rempart contre l’obscurantisme, est un concept idéologique lié à celui de liberté, lui aussi vidé de son sens. Il doit être imposé par tous les moyens nécessaires, comme la Pax Romana en son temps.
Le temps non-productif n’existe plus, et le cerveau humain devient lui aussi une machine à traiter des données, assisté par des machines pour travailler, diverti par des machines pour se reposer. Le temps perdu, cet affront à la rentabilité, est enfin tenu en laisse, et toute aspiration à un retour en arrière menaçant le progrès est interdite. Les derniers vestiges de notre libre arbitre semblent se trouver dans le choix entre vandalisme et esclavage technologique.
Le vandalisme, arme ultime de ceux qui refusent de s’adapter à une société malade, et dont le nihilisme est une insulte au respect dû au mythe du progrès et aux agents du capital.
Pour ceux qui croient que l’horizon est la perfection et que le techno-solutionnisme est la seule alternative, il est tellement plus réconfortant d’accepter la toute-puissance du monde de demain et de s’évader dans l’avenir, dans un fantasme où nous sommes les seuls dieux créateurs de toute chose innovante.
Comme l’argent, la technologie est devenue un outil de prise de pouvoir qui transforme tout ce qu’elle touche en poison. C’est l’intoxication du pouvoir, et l’avenir de l’homme n’est plus qu’une somme d’orgueils connectés pour tenter de cacher un abîme de misère.
Nous espérons faire partie des damnés qui refusent d’avoir foi en leurs maîtres et qui font tout pour échapper aux caméras dans les rues. Ils sont l’ennemi intérieur, et il est vital pour nos maîtres de détourner le sens des mots afin d’ébranler leurs convictions.
Les opposants politiques sont des émeutiers.
Les défenseurs des ZAD sont des éco-terroristes.
Ceux qui dénoncent les génocides sont contre la paix.
La guerre c’est la paix.
La liberté c’est l’esclavage.
L’ignorance c’est la force.
Le mal est considéré comme bien et le bien comme mal.
L’obscurité est appelée lumière et la lumière, l’obscurité.