Ogives – La Mémoire des Orages

Publié par le 10 février 2024 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(Sub Rosa, 21 avril 2023)

La Mémoire des Orages est l’œuvre du multi-instrumentiste Pavel Tchikov et du poète batteur Alexis Van Doosselaere. Au sein du groupe Ogives et avec sept autres musiciens (saxophone, synthés, basse, trombone, flûtes, etc), ils nous offrent un album ambitieux, profondément riche, dans lequel les genres et les chapelles s’emmêlent, se brouillent, et nous emportent dans un voyage musical exaltant et périlleux, de ceux dont on revient avec des certitudes en moins et quelques rêveries en plus. 

Le disque s’ouvre par quatre mouvements intitulés fort justement « Patience », une vertu dont il faut être pourvu pour espérer pouvoir tenir la distance. Les deux premiers mouvements flirtent avec les douze minutes quand les deux autres approchent les huit. La musique oscille entre le classique et le sacré, le rock et le post rock, le doom et le grunge (oui, les Melvins ne sont pas si loin), et passe de la colère à la mélancolie en de longues mélopées hypnotiques qui ne sont pas sans nous ramener vers l’état dans lequel nous plonge quelquefois le free jazz le plus abscons. Un état vertigineux et cotonneux, comme une chute au ralenti. Les titres ont beau s’étirer à n’en plus finir, et se complaire dans des litanies répétées en boucle, leur impact est immédiat et le charme opère instantanément, pour peu que l’on soit ouvert à ce genre de choses.

La Mémoire des Orages nous rappelle, par certains de ses élans, La Mort d’Orion de Gérard Manset et sa patine SF. C’est sans compter le fait que La Mémoire des Orages est une œuvre très longue (1h15), quand La Mort d’Orion est beaucoup plus courte (un peu plus d’une vingtaine de minutes). Peut-être est-ce le souvenir de la voix d’Anne Vanderlove qui renaît dans un coin de notre tête par le biais de celles de Marie Billy et Zoé Pireaux, toutes deux largement coupables des charmes du disque ? Quoiqu’il en soit, le caractère hors du temps, de la musique, nous attire et nous accroche à elle, comme si non content de nous évader de notre petite réalité, c’est le monde entier que nous quittions pour un fantasme, ou pour une fantaisie. 

Parce qu’il pioche dans un imaginaire connoté et parce qu’il ne cache pas ses ambitions démesurées, il serait facile de classer le disque d’Ogives dans le rayon prog et c’est finalement là qu’on finira par les ranger, faute de mieux. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper. On sent le groupe davantage concerné par l’idée de créer un tableau à l’atmosphère mélancolique et maussade, parsemé de lourds velours chargés de pluie, plutôt que d’en montrer sur sa capacité à enchaîner les doubles-croches et les effets de manches. Un titre comme « Mighty Pumpkin », par exemple, souffle une brise au parfum d’enfance qui contraste avec la démesure du projet, mais qui pourtant finit par l’incarner, d’une certaine façon, et par lui donner sa vraie couleur. On a le cœur qui se serre au souvenir de ce qui n’est plus et des images fanées de chemins de traverses, troués de flaques mornes, flottent dans notre esprit à mesure que la chanson s’écoule.

Avant ça, on trouvait déjà les images et l’atmosphère du troisième mouvement de « Patience » particulièrement pesantes, tellement qu’il nous aura fallu davantage d’écoutes pour en prendre la juste mesure. Les voix conjuguées de Marie Billy et Zoé Pireaux s’élèvent jusqu’au tragique dans une douceur presque insupportable et un pathétique qui touche à l’universel… carrément.  Le presque instrumental « Black Furrows » ajoute une dose d’inquiétude à ce qui n’était jusqu’alors qu’une tristesse somme toute romantique et très littéraire. Pour un temps, on pense être sorti de l’engourdissement qui nous saisissait alors que l’on imagine reconnaître un riff de guitare qui n’en finira pas de nous échapper, mais c’est pour mieux tomber, tête en avant, dans une nouvelle transe bien plus rock et électrique qui nous fera traverser un désert surplombé de nuages obscurs et chargés d’orage. Et c’est quand on croit tomber à nouveau dans les affres plaintives du début du disque, à l’ouverture de « L’oubli / Von Nun and Drängt Die Zeit » qu’une déferlante electro bruitiste vient définitivement mettre à bas nos dernières défenses et nos derniers doutes… N’en jetez plus, nous voila rendus. Le disque se termine avec une reprise de « Mighty Pumpkin » et une ultime « Patience », transpercée par un saxophone envoûtant. Ogives, en une dernière ruée, achève sa conquête de notre champ musical et s’installe durablement dans notre bestiaire de curiosités. La Mémoire des Orages est à ranger aux côtés d’albums tels que Crippling Lack de David Thomas Broughton ou bien IRA de Iosonouncane. Il porte en lui le même absolu que l’on pressent dans The Texas Jerusalem Crossroad de Lift to Experience ou dans les disques de Richard Dawson. C’est assurément un album qui ne s’adresse pas au tout-venant, un de ceux qui s’apparentent à un rituel initiatique et dont les adeptes forment une société secrète que l’on peut reconnaître à leurs yeux écarquillés et à leur sourire en coin. Une expérience à tenter, assurément.

Max

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