Swans – The Beggar

Publié par le 7 juillet 2023 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(Mute / [PIAS], 23 juin 2023)

La découverte d’un nouvel album de Swans est toujours précédée d’une excitation mêlée de crainte. Quelle que soit la route empruntée par Gira et sa bande, on sait par avance que son parcours ne sera pas aisé et qu’il faut se préparer à de longs détours chaotiques et à des traversées laborieuses de tempêtes molles et de tourbillons neurasthéniques…

Ce labeur inhérent à l’œuvre du groupe et cette lourdeur caractéristique font évidemment partie des raisons qui ameutent la même cohorte d’âmes ravagées à chaque nouvelle sortie. Bien sûr, il y aura toujours les chagrins pour clamer haut et fort que le groupe se fourvoie depuis sa reformation en 2010 mais  devons-nous vraiment les prendre au sérieux ? Non qu’il faille accepter pour parole d’évangile de Gira sans la questionner, mais il nous est tout de même difficile de ne pas considérer les derniers albums de Swans comme excellents, pour ne pas dire davantage. Il en est aujourd’hui de même pour The Beggar, inutile de maintenir trop longuement un faux suspense. Mais c’est donc avec une sorte d’abattement instinctif que l’on accueille ce nouvel album, en anticipant fébrilement la douleur (et l’agacement) d’où viendra la lumière qui ne manque jamais de briller une fois le choc absorbé. 

On retrouve un groupe avec un line-up différent, des participations nombreuses (celle de Ben Frost, entre autres, coupable de la bande originale de la série Dark) et une singularité reconnaissable entre toutes. Michael Gira reste le maître incontesté du navire… sorte d’Achab ou de capitaine Némo incantatoire, prophète ivre, gourou marionnettiste, prêtre défroqué, bonimenteur chevauchant des vents de sable… Une présence omnisciente, austère et chamanique. Il est un peu tout ça. 

Avec ce maître à la barre, The Beggar s’écoule dans une langueur inquiète, où la peur de la mort et la douleur du temps sont omniprésentes. « There is no way out. There is no way in » constate-t-il dans le sépulcral titre d’ouverture, « The Parasite ». La mélancolie et l’anxiété qui transparaissent de toute part le font pourtant avec une sorte d’apaisement résigné qui contraste avec l’image que nous avons de Michael Gira et de Swans. À de nombreuses reprises au cours de l’album (« No More of This »), et de manière tout à fait fugace, on se demandera s’il n’y a pas chez eux une forme de quiétude qui pourrait se confondre avec de la stupeur ou de l’abdication ? L’étrange énergie d’un titre tel que « Los Angeles: City of Death » viendra contredire ce sentiment sans pour autant le défaire complètement de ses oripeaux funestes (déjà, il y a le titre). La piste que l’on pensait tenir se dérobe et on est rendu pour un nouveau tour de piste.

À d’autres moments, face à « Michael is done », par exemple, ou bien à « Paradise is Mine »,  l’impression d’être hypnotisé par des phares de bagnoles qui foncent droit sur nous, nous saisit.  Des sentiments contradictoires nous effleurent ou nous empoignent, preuve qu’il s’agit bien d’un disque des Swans dans la stricte lignée de leur histoire. Ainsi, sans surprise, nous devons affronter, à peine le sommet en vue, un titre de près de 44 minutes, « The Beggar Lover (three) »,  et vivre une expérience free qui aurait pu n’être rien d’autre qu’une improvisation chiante si elle ne se révélait pas prodigieusement belle, passionnante et redoutablement sinueuse… La rampe de lancement parfaite du dernier, et accessoirement du meilleur titre de l’album, « The Memorious ». Un rythme orageux, né des méandres précédemment évoqués, prend soudainement tout l’espace et la voix de Gira étend son voile prophétique en une dernière cavalcade tragique. La vie peut reprendre son cours, on est arrivé au bout de l’épreuve. 

Ceux qui reprochent aux Swans leur aridité et la difficulté que l’on éprouve à venir à bout de leurs œuvres, ne comprennent pas la dimension artistique et profondément anti-système de leur démarche. À l’écoute de The Beggar (et des autres disques des Swans, il ne déroge pas à la règle), nous nous retrouvons en prise avec une énigme insondable et ça ne peut être une expérience d’emblée agréable ou facile. Il en va de cette musique comme du free jazz avec lequel elle diffère pourtant sensiblement. Il s’agit d’étirer l’esprit de l’auditeur par l’usage de phénomène rythmiques ou mélodiques répétitifs, aux formes multiples, dont le va-et-vient trouble l’attention et nous fait nous sentir comme détachés de nous-mêmes, prêts à voir autre chose, à être confrontés à l’inconnu et à l’accepter sans le combattre tant notre curiosité est tout à coup aiguisée par le mouvement insaisissable de la musique. Elle avive l’esprit et multiplie les perspectives. Nous redevenons pour un temps comme le premier sauvage à avoir porté son regard au-delà de la grotte. C’est en ce sens que celle proposée par Swans est déterminante et plus que jamais nécessaire.

Max

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