Slint – Spiderland

Publié par le 26 mars 2021 dans Chroniques, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Touch & Go, 27 mars 1991)

Brian Eno disait que peu de gens avaient acheté le premier album du Velvet Underground à sa sortie mais que chacun d’entre eux avaient ensuite monté un groupe. Spiderland, deuxième et ultime album du groupe Slint entre dans cette catégorie d’albums cultissimes dont l’influence aura (très) largement dépassé des ventes initiales confidentielles. 

Spiderland est à l’image d’un autre grand album de cette année 1991 : Blue Lines de Massive Attack. Il est un de ces disques rares, presque à l’origine, à lui seul, d’un courant musical. Massive Attack posa les bases de ce qu’on appellera le trip-hop avec son premier disque. Slint est considéré comme un des pères fondateurs du post-rock avec ce séminal deuxième album. Même si ce titre peut largement lui être contesté par Talk Talk du côté anglais (avec Spirit of Eden sorti dès 1988 ou Laughing Stock aussi de 1991). En seulement 6 morceaux, Slint invente un nouvel alphabet rock. Il laisse le silence s’installer au milieu du chaos. Il écrit les tables de la loi du post-rock : longues plages instrumentales, alternances de dynamiques contraires (calme-explosion), crescendos mélodiques, dissonances noisy, signatures rythmiques inhabituelles… Ce qui frappe à la première comme à la millième écoute, et rend le disque intemporel c’est la production qui va à l’essentiel. Sur l’excellent documentaire Breadcrumb Trail de Lance Bangs, certains membres du groupe ne cachaient pas leur désappointement quant à la production de Steve Albini sur leur précédent album, le noisy Tweez. Et malgré l’enthousiasme d’Albini concernant le groupe, ce dernier confia plutôt la production du suivant à Brian Paulson, pour des sessions qui ne dépasseront pas 4 jours !  L’ensemble sonne aride, brut, sans artifices et la puissance déployée n’en est que plus impressionnante. Mais on a aussi souvent l’impression que le groupe est juste à côté de nous lorsqu’il joue les parties les plus calmes. Tel un diamant brut, le disque est irrégulier, tantôt strident et tonitruant, tantôt sourd et silencieux. L’ambiance est sombre, souvent accentuée par le spoken word inquiétant et presque étouffé de Brian McMahan. Ce dernier a souffert d’un accident de la circulation avant l’enregistrement qui le laissa sérieusement blessé et entrera à l’hôpital peu de temps après l’enregistrement pour soigner une dépression. De là à expliquer la teneur du disque et la fin de groupe qui se sépara avant même que le disque ne soit commercialisé, il n’y a qu’un pas et la légende fera le reste. Même l’artwork monochrome du disque (la fameuse araignée, la pochette sans le nom du groupe dont la photo fut prise par un certain Will Oldham) ne font que renforcer l’aura du disque. Et la vision du documentaire de Lance Bangs en rajoute une couche. Slint, en 1991, ce sont en fait quatre nerds de Louisville, Kentucky, à peine la vingtaine, à l’université, qui répètent en mode maniaque dans le basement du paternel les titres de Spiderland. Qui reçoit toujours des lettres de fans du monde entier puisque l’adresse indiquée (pour le recrutement d’une chanteuse) à l’arrière du disque est celle de la famille. Une lettre d’une certaine PJ Harvey (!) se trouverait au milieu de ces nombreuses correspondances selon Ron Walford, le père de Britt, le batteur. Slint, un garage band à l’américaine en fait. Qui pond un des disques les plus influents des 3 dernières décennies. Vous avez dit mystère ? Mais ce sont surtout de jeunes musiciens déjà aguerris (ils avaient déjà sorti des disques ou joués dans des formations de la très active scène locale), complètement habités par la volonté de pratiquer une musique différente, loin de leurs premiers pas plutôt hardcore.

Spiderland est un disque sorti quelques mois avant l’explosion médiatique du grunge. C’est un choc esthétique avant tout, la rencontre avec une musique qui ne répond pas aux codes habituels du rock de l’époque. La même année, Pearl Jam, Nirvana, Soundgarden (puis Alice in Chains en 1992) sortiront des disques marquants armés de guitares frondeuses (you know the story). Slint dompte le silence, canalise la tension, ne la laissant exploser qu’à quelques reprises. Le premier titre, « Breadcrumb Trail » convoque l’influence du Velvet Underground. Comme sur le titre « The Gift » des New-Yorkais, une simple voix conte une histoire, en l’occurrence celle d’une rencontre avec une diseuse de bonne aventure dans une fête foraine. La musique épouse parfaitement le chant : arpèges et harmoniques sur spoken word, stridences noisy sur hurlements. Le morceau se déguste comme une montagne russe de 6 minutes : tour à tour calme et mélodique, puis rageur et puissant. On a ici toute la dynamique qui deviendra un gimmick classique du post-rock.

« I say goodbye to the ground »

« Nosferatu man », deuxième titre inquiétant (chanté d’une voix spectrale sur les couplets) est plus direct, plus lourd (en Drop D pour les guitaristes comme la plupart du disque) et donc moins subtil que le reste de l’album. La facette la plus rugueuse du groupe. « Don Aman » est un titre déroutant à la première écoute. Sur une rythmique claire de guitare, sans batterie, une voix chuchote, le groupe (ré)invente un minimalisme rock, une tension née du silence… qui explose presque par surprise, comme si on avait marché sur une mine. 

Le 4e titre, « Washer », est un monument. Presque 9 minutes, intemporelles, dont la tristesse infinie ne finit pas d’émouvoir. L’intro inaudible, les arpèges délicats en boucle sur le morceau, les premières paroles comme suspendues dans le silence : 

« Goodnight my love
Remember me as you fall to sleep
Fill your pockets with the dust and the memories

That rises from the shoes on my feet »

Rarement le dénuement aura accouché d’autant de beauté. Instant de grâce. 

« Promise me the sun will rise again I too am tired now
Embracing thoughts of tonight’s dreamless sleep
My head is empty
My toes are warm
I am safe from harm »

Crescendo avant l’explosion finale. Pas une note de trop. Un classique.

« For Dinner » est un nouveau voyage dans le monde du silence. Instrumental aride, sombre, simple et lent, le morceau est le parfait symbole de l’économie de moyens du groupe comme nouveau vecteur de l’émotion. Le jeu de batterie subtil de Britt Walford annonce déjà la musique savante de Tortoise, autre groupe phare de la scène post-rock américaine où on retrouvera parfois le guitariste David Pajo. Pour l’indie-fact, on trouvait aussi déjà Britt Walford à la batterie sur le Pod des Breeders dès 1990, sous le faux nom de Shannon Doughton. Et on trouvera les ¾ de Slint sur le premier album de Palace Brothers (le groupe de Will Oldham aka Bonnie Prince Billy), There Is No-one What Will Take Care of You en 1993. Vous avez dit culte ?

Gare au dernier titre dont on ne sort pas indemne. « Good Morning, Captain » convoque sur une rythmique inquiétante et avec une dynamique remarquable, la tempête. Une voix spectrale, des guitares hurlantes, le break instrumental silencieux en milieu de morceau, la tension monte au fil du morceau. On sent que la fin est proche, et elle va être dantesque. Rarement cri aura été aussi déchirant que ce « I miss you » final sur une rythmique presque metal. 8 minutes qui auront marqué durablement le rock des années 1990 et les décennies suivantes.

Un des disques qui continuent à me fasciner tant d’années après. Un des 10 que j’emmènerai sur mon île déserte. Un disque étrange, intime, qui ne ressemble à rien de ce que l’on avait écouté avant et que l’on chérit comme un trésor depuis le choc de la première rencontre. En 1991, alors que le grunge allait déferler toutes guitares dehors jusqu’au public mainstream, Slint entrevoyait déjà le futur du rock. Il posait les bases d’un langage minimaliste qui perdure encore aujourd’hui dans de nombreuses scènes (post-rock, math-rock, slowcore…). Et si on regarde le line-up de ce début 2021 (Mogwai, Godspeed You! Black Emperor, Yawning Sons, et la hype Black Country, New Road…), ce Spiderland n’est pas près d’arrêter d’étendre sa toile.

Sonicdragao

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