Jeff Tweedy – Twilight Override

Il m’aura fallu un mois pour me décider à chroniquer ce disque. Pas juste parce que son distributeur n’a pas pris la peine de nous l’envoyer, mais parce que trente chansons en 110 minutes, ça fait quand même beaucoup à digérer. D’ailleurs, alors que j’écris ces lignes, l’album a-t-il vraiment été digéré ? Peut-on vraiment disserter sur celui-ci comme on le fait sur un disque de dix à douze morceaux qui durerait trente-cinq ou quarante minutes ? À l’évidence, on ne va pas se lancer dans une description du disque plage par plage (ou plutôt sillon par sillon, puisqu’à l’heure où j’écris ces lignes, c’est le vinyle qui tourne sur ma platine). Non, la seule chose qu’on puisse réaliser de pertinent à propos d’un tel disque, c’est vous dire quelle impression globale il nous donne et quels sont les morceaux qui se détachent. Donc, c’est parti.
L’impression globale, c’est qu’on s’était peut-être trompés tout le long sur Jeff Tweedy et sur Wilco – groupe au sujet duquel il faut bien avouer que, malgré la stabilité remarquable de sa formation depuis maintenant vingt ans, il s’agit quand même essentiellement d’un véhicule pour les chansons de… Jeff Tweedy ? Celles et ceux d’entre vous qui ont lu ma chronique de Cousin, le dernier album en date du groupe, y ont peut-être vu comme une sorte de déception excessive, quelque chose qui allait au-delà de la simple rationalité. Cousin est après tout un bon disque, avec des chansons assez solides, et si la production n’y est pas remarquable comme on aurait pu s’y attendre, c’est sans doute aussi parce que le groupe faisait pour la première fois en vingt ans appel à une productrice extérieure, Cate Le Bon. Alors, pourquoi tant de reproches ? Eh bien, parce qu’on n’est jugé que sur l’autel de ses propres productions passées, et que Wilco a sorti entre 1996 et 2007 une série de disques tellement remarquables – des game changers, comme on dit – qu’on ne pouvait que rester sceptique face à des disques qui, sans jamais totalement démériter, ne semblaient pas avoir le même impact.
Yankee Hotel Foxtrot, par exemple, c’est un disque important. C’est un sommet d’AOR – pour album oriented rock. C’est un disque qui se tient de la première à la dernière chanson, qui semble avoir été conçu comme un tout, à la manière d’OK Computer ou de Kid A de Radiohead. On ne s’imagine pas intervertir des morceaux, tant l’ordre y est parfait. Quand on s’intéresse aux chansons elles-mêmes, on les trouve toutes aussi mémorables et bouleversantes les unes que les autres. C’est le genre de disque où chaque titre est notre préféré à un moment donné de notre vie. Certes, le grand public a surtout distingué « Jesus, etc. », sans doute la chanson la plus connue que Tweedy ait jamais composée, mais les amateurs de deep cuts pourraient tout aussi bien identifier « Ashes of American Flags » ou « Reservations » comme des classiques absolus. L’absence d’un de ces titres à un concert du groupe décevrait au moins quelques personnes dans le public.
On peut d’ailleurs dire à peu près la même chose de disques aussi solides que Being There, Summerteeth, A Ghost Is Born ou Sky Blue Sky. Ce dernier a d’ailleurs été éreinté à sa sortie par Pitchfork, mais ceux-ci ont dû récemment rectifier le tir et publier une chronique mise à jour, bien plus favorable. Je ne sais pas si Sky Blue Sky est un chef-d’œuvre absolu, mais je sais qu’il l’est dans ma carte du Tendre subjective, où il se place pile poil en dessous de YHF. Tout cela donc pour vous dire qu’on avait jusque-là considéré Wilco comme un groupe à albums et pas comme un groupe à chansons.
Sur les disques suivants, ces dernières pouvaient s’avérer plus ou moins bonnes. Sur The Whole Love, sorti en 2010, elles se révélaient globalement d’un niveau très solide mais ce qui nous manquait, c’était la cohésion d’ensemble des meilleures années du groupe. En gros, il nous manquait cette orientation album que nous aimions tant. Quand Wilco semblait meilleur, pour beaucoup d’entre nous, c’était quand le groupe – devenu absolument mythique sur scène tant la dextérité et la musicalité des membres y sont impeccables – partait dans des choses plus « anguleuses ». C’était d’ailleurs l’argument de vente du dernier EP que le groupe a sorti en 2024, Hot Sun Cool Shroud, avec une ou deux plages plus bruitistes, un peu dans l’esprit de A Ghost Is Born.
En 2016, quand Wilco a sorti Schmilco, l’un de ses albums les moins réussis selon moi, Jeff Tweedy a déclaré dans la presse quelque chose du genre : « Je ne suis pas à une étape de ma vie où j’ai envie de sortir A Moon Shaped Pool », faisant référence au disque de Radiohead qui sortait cette année-là. Il faut dire qu’à l’époque, il était de bon ton d’affirmer que Wilco était le Radiohead américain. Par cela, on voulait dire à peu près ce que j’ai essayé de décrire plus haut, c’est-à-dire que Wilco était un groupe à fort impact, dont chaque album se devait de délivrer un message ou du moins une énergie nouvelle. Ne pas avoir envie de sortir A Moon Shaped Pool, à l’époque, je l’avais pris comme signifiant : « Je n’ai plus envie de faire quelque chose d’ambitieux. » Et je pense que c’est là que j’ai commencé à me planter sur Jeff Tweedy.
Ce qu’il voulait affirmer, c’était : « Je ne veux plus écrire un album. Je veux juste écrire des chansons. » Et c’est donc à peu près au moment où son groupe sortait ses albums les moins consistants que Jeff Tweedy s’est mis à sortir des disques en solo. Le premier n’était pas particulièrement remarquable : il s’agissait d’un disque de reprises de chansons de Wilco en acoustique, de la manière dont il les jouait parfois seul lorsqu’il partait en tournée sans son groupe entre deux albums. Puis il y eut Warm, Warmer et Love Is the King. Là aussi, l’ambition n’était autre que de chercher à collecter de bonnes chansons – et il faut bien avouer qu’on a globalement préféré Warm aux disques de Wilco sortis en parallèle. Quand le groupe a d’ailleurs sorti un double album aux accents country à peine plus tard, il m’a semblé qu’une partie des morceaux étaient juste des idées de chansons solo réarrangées, et pas vraiment des chansons de Wilco, le groupe.
Cette nouvelle orientation « chanson », et donc pas « album », on pouvait également la déceler dans les écrits de Tweedy. Dans son autobiographie Let’s Go (So We Can Get Back), il affirmait en effet que son écriture avait changé après la mort de ses parents (et peut-être la maladie de son épouse, Susan, mais sur ce sujet, il s’avérait plus pudique). Il y a un plus grand dépouillement, mais aussi une manière différente de poser les mots sur la musique. Quelque temps plus tard, Tweedy a consacré tout un livre à ce sujet : How to Write One Song. Ce livre se lit presque comme un court atelier d’écriture, avec des conseils pour ne pas perdre l’inspiration : chercher des associations de mots, ne pas hésiter à emprunter des idées à des artistes pour partir dans sa propre direction, etc. Troisième livre, paru il y a deux ans : World Within a Song, un livre dans lequel il retrace à nouveau une autobiographie, mais cette fois à partir des chansons qui l’ont fait grandir ou réfléchir.
Tout cela pour vous dire que les signaux étaient quand même super clairs : pour Tweedy, ce ne sont pas les disques qui comptent, ce sont les chansons. Mais c’est quoi une chanson, par rapport à un disque ? Chez Exit Musik, figurez-vous qu’on a un débat récurrent sur notre groupe WhatsApp (oui, on a un groupe WhatsApp et non, on ne va pas vous laisser le lire !) sur ce qu’est un disque « qui a des chansons ». La phrase, c’est : « Mouais, dans ce disque, y’a pas de chanson… » Alors bon, il y a ceux qui pensent, comme notre lider máximo, que ça ne veut rien dire, que c’est juste une phrase creuse pour dire qu’on n’a pas aimé. Tweedy, en tout cas, si je comprends bien ses écrits sur le sujet, nous dit que finalement, une chanson, c’est beaucoup de choses et pas grand-chose. Ça peut changer notre vie, ça peut nous pousser à être plus curieux, plus empathiques, ça peut nous rendre joyeux, tristes… Ça, c’est le point de vue de l’auditeur·ice. Mais du point de vue de l’auteur·ice, c’est une baudruche qu’il convient de dégonfler : c’est « juste » une chanson.
Si on démarre en se disant : « Je vais faire une grande chanson », qu’on se persuade qu’on va écrire une merveille pour les générations à venir, on va être inhibé·e et à la fin, on ne va même plus oser écrire quoi que ce soit, de peur de ne pas être à la hauteur. Pensez à « Yesterday », par exemple. McCartney dit avoir créé la mélodie très jeune mais pensé l’avoir plagiée. Puis il s’y est remis la-di-da, pas de paroles, et il tâtonne, et puis les trois syllabes lui viennent – « Yes-ter-day » – et ça se débloque, et ça coule, et c’est magnifique. Mais c’est juste du travail, un peu d’inspiration, des essais, des erreurs…
Voilà donc le genre de chansons que Jeff Tweedy nous propose aujourd’hui sur Twilight Override. Pas des chansons à thème, pas de grands messages délivrés, juste : des chansons. Des petites choses avec beaucoup de répétitions. Sur l’une des plus belles, qui se situe au milieu du disque et s’intitule « Out in the Dark », il répète juste le titre plusieurs fois. La mélodie, elle, et c’est assez clair, c’est celle de « Under My Thumb » des Stones. On est donc dans cette technique-là : l’emprunt, la répétition… mais quand ça démarre, il se passe quelque chose. Il y a des changements d’accords, ça commence à devenir plus émouvant, sur une tonalité proche de « How to Fight Loneliness » sur Summerteeth. Sur le disque, on trouve plusieurs moments comme cela où, plus que la chanson elle-même, on semble écouter le processus cognitif qui a mené à sa création. C’est donc en réalité, plus qu’un disque de chansons, un véritable essai musical sur la manière d’en écrire.
Certaines ont pas mal d’accords. D’autres, comme la première, « One Tiny Flower », sont pratiquement modales. On en trouve aussi une ou deux très rock, comme « Lou Reed Was My Babysitter », laquelle a un peu le même feeling que l’inédit « Kicking Television », qu’on retrouve sur le live du même nom. Mais ce qui frappe, au-delà de cette diversité et de la quantité, c’est le côté presque aléatoire de la façon dont elles ont été disposées le long des 110 minutes. Si YHF était un hommage au format album – et sans doute au CD à la veille de sa disparition (rappelons que c’est l’un des premiers disques à avoir été diffusé gratuitement sur le net, cinq ans avant celui de Radiohead) –, Twilight Override est un hommage à la playlist, celle qu’on peut faire sur un site de streaming mais aussi sur une cassette. Clairement, l’ordre importe peu ici.
La production, elle, est très simple. Comme à son habitude, Jeff a tout enregistré dans son studio, le Loft, où sont réalisés tous les disques de Wilco depuis 25 ans. Il s’est accompagné de musiciens très jeunes, le plus souvent des amis de son fils Spencer, qui assure bien entendu les parties de batterie – il est désormais batteur chez Waxahatchee et a sorti cette année un disque avec sa compagne sous le nom de Case Oats. Mais globalement, ce qui domine, c’est la guitare de Tweedy, le plus souvent acoustique, parfois assortie de quelques arrangements spartiates – des claviers assez discrets, une gratte modulée par-ci ou par-là. Attention, ce n’est pas lo-fi, loin de là. C’est même peut-être le disque sonnant le mieux qu’il m’ait été donné d’écouter depuis un bail, en vinyle notamment – heureusement vu son prix ! La voix de Tweedy semble vous parler à l’oreille tout le long. On sent la pièce, l’atelier même. C’est le disque d’un homme qui travaille.
En somme, Tweedy fait des chansons comme Monet faisait des nymphéas. On peut se dire que c’est toujours la même chose et pourtant, personne ne dit à propos de Monet : « Ah, merde, encore un foutu nymphéa ! » Non, parce qu’un nymphéa de Monet, c’est précieux. Et donc, Twilight Override, c’est trente nouveaux nymphéas. Certains sont plus beaux que d’autres, c’est sûr, mais on ne crache pas sur trente nouvelles toiles de maître, surtout quand ce dernier est à ce point parvenu au sommet de son art(isanat).
Je pourrais donc vous dire que c’est le meilleur disque de Jeff Tweedy depuis presque vingt ans, disons depuis Sky Blue Sky. Mais en même temps, ce serait trompeur, car c’est un disque qui n’a pas grand-chose à voir avec Sky Blue Sky, ni dans son ambition ni dans sa durée. C’est une merveille faite de toutes petites choses, qui ne vous agrippe pas directement mais vous a à l’usure. C’est en tout cas un disque important – et justement important par la négation même de son importance. Bref, je commence à dire des conneries. Il est temps de mettre un point final à cette chronique, mais j’espère que vous m’avez compris. Rideau.
Yann Giraud