Jack White – No Name
On ne le dira jamais assez. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Un précepte sans doute suivi par Jack White. Pas rassasié par l’aventure White Stripes, propulsé à une notoriété galactique par un single pourtant pas dingue (à base de Po… po po po po po… po, you know the song) accompagnant leur 4e album, Elephant, en 2003, notre ami Jack aurait pu se la couler douce depuis… et compter les dollars.
Que nenni. Le bougre a très tôt eu l’idée de s’émanciper des carcans contractuels de l’industrie et de créer son propre destin… Et d’empiler plus de dollars… mais à son compte. Well, une histoire toute américaine de self-made man, en somme. On va y revenir. Dès 2001, soit avant le déluge « Seven Nation Army », il co-fonde son label, Third Man Records, avec son neveu et un ami d’enfance. Nom qu’il dépose en 2004, quand les White Stripes sont au sommet de la vague garage du début des années 2000. Pas folle la bête. Véritable stakhanoviste, au sein de 3 groupes (White Stripes, The Raconteurs, Dead Weather), il sort dix albums entre 1999 et 2010 ! Puis en 2012, démarre une carrière solo qui nous amène donc un sixième album en 12 ans, troisième disque en deux ans ! Ce No Name, sorti par surprise fin juillet, sans promo, par surprise. Parce que quand on a la liberté, la notoriété… et la surface financière, pourquoi s’emmerder ? L’empire du natif de Détroit s’est, depuis 2001, bien étendu. A la fin de l’aventure White Stripes, le label Third Man commence des rééditions vinyles des albums du duo, à une époque ou le format n’avait pas (encore) connu le renouveau que l’on maudit aujourd’hui. Maintenant que l’industrie a fait exploser les prix et que cela devient (lentement et sûrement) un luxe. Jack White a ensuite diversifié son activité et possède aujourd’hui sous la bannière Third Man une salle de concert et un studio à Nashville, son usine de pressage de vinyle à Detroit… et des boutiques à Londres et dans les deux villes précédemment citées. Pour la petite histoire, les clients de ces boutiques partaient le 19 juillet, en plus de leur achat, avec un vinyle blanc mystérieux, sans tracklisting,dont même les employés ignoraient la provenance. Marketing*. Vous l’aurez compris, il s’agissait bien d’un nouvel album de notre ami Jack White. (Cette version initiale se vend déjà à des prix délirants sur le net).
La version « normale » à la pochette vierge monochromique, dans une grande tradition whitienne, obéit au code couleur du moment. Sur sa carrière solo, il a opté pour le bleu, pour mon plus grand plaisir. Au-delà des disques, les guitares, parfois les tenues de scène, les lightshows… et même les cheveux sont bleus. Le sens du détail. Longtemps perçu comme un chantre de l’analogique, un puriste du blues originel, réfractaire aux technologies modernes (remember le documentaire It Might Get Loud), le musicien est pourtant progressivement devenu avec les White Stripes et surtout en solo, un véritable accro au matos. Il collabore d’ailleurs depuis quelques années avec des marques de pédales pour sortir des créations bien barrées sous le nom de… Third Man Hardware**. Endorsé par une célèbre marque de guitares, ses modèles de scène aux specs wtf sont une histoire à elles seules. On l’a découvert aussi en control freak de studio et adepte des outils les plus modernes sur Boarding House Reach surtout, sorti en 2018. Et le dyptique de 2022, Fear of the Dawn – Entering Heaven Alive. Soit ces trois précédents disques. Avec des fortunes diverses, mais avec une créativité et un enthousiasme (juvénile) qui forcent le respect. Jack Beck. Puisqu’on est là pour parler musique quand même, ce nouveau disque semble plutôt amorcer un virage, au moins un pas de côté dans sa discographie récente. Voire un retour en arrière ? Soit un album plus brut, qui suinte par tout les power-chords le son originel… des White Stripes. Du blues 2.0, du garage voire le proto-punk du début… Mais avec une production bien moins désargentée qu’à l’époque. Forcément. Le premier titre s’intitule comme une évidence « Old Scratch Blues ». Un modèle de riff whitien. Et un single bombastique de plus. Bourrés des tics habituels du guitariste (génial) que l’on connait. Fuzz bien grasse, riffs addictifs et licks distordus à la pédale. Rien de nouveau mais diaboliquement efficace. Rock’n’roll as fuck.
« But nothing in this world is free, at least not for me »
Je l’ai sans doute déjà évoqué dans d’autres chroniques, mais Jack White chante bien mieux qu’au début des White Stripes. Et même sur une rythmique à deux sous, il fait mouche (presque) à chaque fois. En deux minutes trente sur « Bless Yourself » sur une disto bien grasse, que l’on aurait pu entendre à l’époque d’Elephant. Ou sur le phrasé presque hip hop de « Archbishop Harold Holmes ». Et si le grain du disque renvoie aux premiers disques du duo, Jack White a étoffé son équipe depuis ses premiers essais solo. Une petite dizaine de musiciens sont ainsi crédités ici. Dont trois batteurs différents, Patrick Keeler, le batteur des Raconteurs (tiens, tiens), se taillant toutefois la part du lion (dix titres sur treize). Et la famille n’est pas en reste puisque la fille de Jack, Scarlett, et sa nouvelle compagne, Olivia Jean, tiennent basse ou batterie sur plusieurs titres. C’est d’ailleurs une ligne de basse plutôt surprenante qui ouvre « That’s How I’m Feeling », titre accrocheur, mais plutôt faible la faute à un refrain pompier ponctué de oh yeah un poil cheesy. On préfèrera sans problème le rythme punk galopant de « Bombing », aussi délicat qu’un Elephant dans un magasin de porcelaine (easy one). Les amateurs du blues afro-américain originel passé par la moulinette électrique de tonton Jack se régaleront avec les sucreries au bottleneck en open tuning de « It’s Rough on Rats (If You’re Asking) » et « Underground ». Toujours efficace, et taillé pour la scène. Sans pour autant atteindre la fulgurance du fabuleux « Catch Hell Blues » de Icky Thump, dernier album des White Stripes. On pourra toujours jouer la fine bouche et rétorquer que notre ami Jack recycle ses vieilles formules. Mais diable que la potion est efficace. « Morning at Midnight » évoque ainsi le premier album des White Stripes et une version bodybuildé de « Astro ». Dans la même veine proto-punk, on oubliera vite le paresseux « Missionary », pas la (pro)position la plus excitante du disque. Et on se repassera plutôt l’électrisant « Number One With a Bullet », en mode White Stripes 2.0, comme ce dernier tiers de l’album, un poil moins inspiré, il faut l’avouer. On est gourmand aussi.
Jack White s’était montré bien plus inspiré auparavant sur la doublette « What’s the Rumpus? » au riff addictif et un « Tonight (Was a Long Time Ago) » à la rythmique qui n’est pas prête de nous sortir de l’oreille. Et de partir en air-drumming un sourire niais sur le visage. On écoutait aussi Led Zep du côté de Detroit. J’en venais à me demander si Jack n’avait pas oublié son habituel titre mid-tempo élégant où il joue la carte émotion (remember l’immense « Shedding my Velvet » ou « If I Die Tomorrow » en 2022 ou « Carolina Drama » du temps des Raconteurs…). Il l’avait juste planqué en dernière piste avec ce superbe « Terminal Archenemy Endling ».
« Where would I be if I didn’t know you
From a factory to a country home?
And what would I have if I never really had you?
What’s the point of being free if I’m all alone?…
… How do you feel when you felt it all now?
And how do you see when you’ve seen it all? »
C’est sur ces dernières paroles mélancoliques que le disque s’achève. Mais ne vous méprenez pas. Jack White va bien et n’a jamais semblé aussi sûr de son destin. Ce disque ne sera sans doute jamais son testament discographique. Au plus, un disque Rock efficace et taillé pour la scène, que les fans écouteront avec plaisir (et nostalgie). Mais Jack s’en cogne. Il trace sa route. Libre. Depuis cette soirée de La Laiterie en 2002 où je l’avais croisé sur la tournée de White Blood Cells, me demandant comment un talent pareil pourrait se cantonner à une si petite scène, il a fait un (sacré) bout de chemin. Sa petite entreprise de recyclage Rock ne connait pas la crise.
Sonicdragao
* Dans une vidéo sur Reddit, il a aussi invité ensuite les gens à télécharger son disque.
** Pendant la rédaction de cette chronique, une marque française de pédales boutique a annoncé la sortie d’une reverb créée en collaboration avec Mister White himself.