Interview – Thurston Moore
Thurston Moore est une légende. Vous le savez, nul besoin de vous présenter celui qui fut membre fondateur d’un des groupes les plus marquants et influents de l’histoire du rock indépendant. Thurston Moore est très productif en ce moment puisqu’il a sorti fin 2023 sa première autobiographie, Sonic Life, et il y a quelques son neuvième album solo, Flow Critical Lucidity, qui ne marquera pas l’histoire mais a sans doute réjoui ses nombreux adeptes. Ceux qui ont eu affaire à lui le savent : Thurston Moore est un homme particulièrement volubile et vous vous trouvez ici face au cas d’école d’un intervieweur buvant les mots de son interlocuteur et le laissant digresser à l’envi, pensant qu’il retombera sur ses pattes et rattrapera les sujets laissés de côté un peu plus tard… avant qu’un problème technique ne vienne brutalement perturber ses plans. Le guitariste-chanteur n’aborde donc ici que brièvement ses mémoires, survole son dernier album et ne revient pas sur les brulantes élections américaines à venir, mais s’épanche longuement sur l’émergence de la scène hardcore et s’attarde notamment sur la personnalité complexe de Steve Albini. D’où un entretien aussi passionnant que frustrant.
« Beaucoup de ces gamins du hardcore, en vieillissant, ont commencé à considérer Sonic Youth comme un groupe important. Mais pas au début. Nous étions vus comme arty et bizarres. »
Tout d’abord, comment vas-tu ? Tu as dû annuler la tournée aux Etats-Unis pour ton livre pour des raisons de santé. Peux-tu rassurer nos lecteurs ?
Vais-je mieux ? Oh, je suis comme le bon vin. (Rires) Plus je vieillis, mieux je me porte. Non, j’ai des problèmes de coeur assez mineurs. Ça s’appelle la fibriliation atriale, beaucoup de gens ont ça. Il existe plusieurs façons de le réguler et c’est ce sur quoi je travaille cette année. En décembre, j’aurai une opération très banale. C’est sans risque à 99,9 %. Ça ne m’inquiète pas vraiment mais ça m’empêche de prendre un van et d’aller jouer aux quatre coins du monde, ce que j’ai fait ces quarante dernières années. Je fais une petite pause à ce niveau et d’une certaine manière c’est une bénédiction déguisée. (Rires) Cela me permet de m’asseoir et de continuer à écrire, ce qui m’a procuré beaucoup de plaisir et j’attendais de m’y mettre depuis un moment. Je compose également de la musique, un nouvel album sort, j’ai donc le sentiment d’avoir accompli mon travail du point de vue musical. Je pourrais jouer de la guitare et composer des morceaux tous les jours mais j’évite d’être trop productif en musique. Beaucoup d’artistes que j’admire sortent des albums toutes les semaines ! (Rires) Je crois que j’en serai facilement capable et je ne vois rien de mal à le faire mais je souhaite passer plus de temps à me poser et écrire. En plus, avec Eva (NdR : Prinz, sa compagne), nous avons deux nouveaux chiots et ils demandent beaucoup d’attention. C’est vraiment fantastique d’avoir deux animaux domestiques mais assez sauvages malgré tout à la maison.
Quand je t’ai interviewé la dernière fois, c’était vraiment plaisant, d’abord parce que c’était en face à face en plein Covid, mais également car nous avons parlé longuement de façon très naturelle et j’ai eu le sentiment – loin d’être systématique avec les artistes – que tu prenais du plaisir à parler de ta musique et d’art en général. On était très loin d’un exercice obligé de promo.
Oh, c’est sympa. J’aime parler de la musique des autres plutôt que de la mienne, pour être honnête ! Mais ça ne me dérange pas d’en parler non plus, c’est juste un peu trop moi, moi, moi donc ça me fait bizarre et je ne suis pas très bon pour faire de l’auto-analyse. Avec l’écriture, la musique, la littérature, les poèmes, la fiction, mes mémoires, peu importe, je suis déjà suffisamment en avant, je n’ai pas besoin de tout analyser ensuite en détail. Et je crois que c’est le cas de tout le monde. Même lorsque tu lis des interviews de Nick Cave, quand il est questionné à propos de ses textes, lui qui est très prolifique, il déclare toujours qu’il n’a pas la moindre idée de la signification de ses textes. Il a suffisamment confiance en son écriture pour que les textes parlent d’eux-mêmes. J’aime beaucoup l’idée que l’artiste se contente de transmettre son impulsion créatrice, sa propre vision de l’art, sa réflexion personnelle ou à propos du monde, de sa vie émotionnelle, ou encore de son mépris de la droite. C’est difficile pour un artiste d’analyser son travail, ils répondent toujours : « Je n’en sais rien, fais-toi ta propre idée. » Car ça devrait toujours être évocateur. Durant mon adolescence, j’écoutais Here Come the Warm Jets de Brian Eno, qui est sorti dans les 70s (NdR : en 1974). C’est le disque le plus évocateur que je n’avais jamais entendu, notamment par rapport à ce qu’il chantait : « Burning Airlines Gives You So Much More », des paroles incroyablement spirituelles. Et je me demandais de quoi il parlait. Des années plus tard, il a déclaré qu’il avait juste mis ensemble des mots qui sonnaient bien, que ça ne voulait rien dire, c’était du Dada. J’avais été très déçu ! Je pensais qu’il développait de vraies idées avec ses textes et ce n’était que de l’expérimentation sonore avec des mots. Finalement, j’ai apprécié ça car pour moi ces mots ont apporté des images évocatrices, du mystère. Il y avait quelque chose de magique derrière. Ça peut m’arriver aussi quand j’écoute un album de punk rock ou de hardcore. Quand Henry Rollins (NdR : chanteur de Black Flag) chantait sur le morceau « Rise Above » (NdR : sur Damaged, 1981) : « Society’s arms of control. Rise above, we’re going to rise above » – de super textes de punk –, j’ai toujours pensé qu’il chantait « Society is a fucking hole », ce qui a un sens très différent. C’est suite à ça que j’ai écrit avec Sonic Youth la chanson « Society is a Hole », sur Bad Moon Rising. C’est donc venu d’une incompréhension. C’est une bonne chose finalement que l’inspiration puisse venir d’une erreur, d’une incompréhension, c’est une énergie inspirante.
Sur Youtube, il y a une vidéo avec des faux sous-titres de paroles en français de morceaux connus (NdR : Hallucinations auditives, ruez-vous dessus !). C’est assez hilarant.
C’est la traduction anglaise de paroles françaises ?
Non, ce sont des morceaux chantés en anglais avec des sous-titres en français qui correspondent à ce que l’on croit entendre, et c’est totalement débile… mais bien foutu car réaliste.
(Rires) Je me méfie toujours des sous-titres dans les films car je ne parle qu’anglais. C’est un des grands regrets de ma vie de ne pas avoir appris d’autres langues. C’est l’impérialisme américain ! Pourquoi apprendre une autre langue ? Français, espagnol, italien, allemand, japonais, j’aimerais connaitre toutes ces langues… Je suis parfois très suspicieux envers les sous-titres. Notamment aujourd’hui puisque beaucoup sont générés par des IA et je vois bien qu’ils ne sont pas bons. Malgré le peu que je connaisse du français, je me rends compte quand j’en entends dans un film et lis la traduction anglaise, que c’est souvent bancal ou complètement faux. C’est très approximatif et on perd ainsi la beauté, le « je ne sais quoi » (NdR : en français dans le texte) de la langue. La musique du langage disparait quand on lit les sous-titres. Même les traductions des livres sont des compromis… Ça me fait penser aux labels japonais qui reproduisent les paroles anglaises dans les pressages japonais des albums. Tu te retrouves donc avec les textes de ce qu’ils croient entendre chanter mais c’est totalement à côté de la plaque ! Vraiment ridicule, notamment au début des 70s puisqu’il n’y avait aucun moyen de vérifier sur Internet. Tu te retrouvais avec un album de Blue Öyster Cult ou des New York Dolls et les textes étaient scandaleusement… (Il cherche)
Faux.
Oui, faux ! (Rires) Mais d’une certaine manière, ils étaient meilleurs… ils étaient sans aucun doute plus drôles. C’est très typique du langage japonais, ils adaptent l’anglais pour appliquer leur propre sensibilité. Il y a aussi ces t-shirts et casquettes avec des phrases anglaises complètement bizarres, genre « brouille mes œufs ». (Éclats de rires)
Au moins, tu sais ce que signifie « Sans limites » (NdR : le single de son dernier album).
Oui, pas de frontières, pas de limites. Eva (NdR : sa compagne, donc !) a écrit ces paroles sous le pseudonyme Radieux Radio. Elle écrit la plupart des textes de mes albums depuis The Best Day (NdR : sorti en 2014). Ma prononciation du refrain était difficile. J’ai donc pensé à demander à quelqu’un qui parle vraiment français pour le chanter avec moi. Je l’ai proposé à Laetitia Sadier. C’est assez drôle car la promotion du disque met cela en avant : « Featuring Laetitia Sadier de Stereolab au chant. » Et au final, elle ne chante que ces deux mots ! (Rires)
Oui, je me suis fait la réflexion, les gens ont dû se demander : « Mais quand chante-t-elle ? »
(Rires) « Oh, la voilà ! »… « Ah, elle est repartie ! » Mais c’est toujours comme ça. J’ai joué de la guitare sur l’album solo de Gina Birch des Raincoats (NdR : I Play My Bass Loud, 2023). J’ai fait un peu de bruit avec ma guitare sur un morceau. Et tous les autocollants sur l’album mentionnaient « Featuring Thurston Moore. » Ça m’a pris cinq minutes… C’est comme ça que ça fonctionne.
Je me souviens d’un album de Queens Of The Stone Age, … Like Clockwork (2013), annoncé avec les retours de Dave Grohl, Mark Lanegan, Nick Oliveri et une liste d’invités longue comme le bras (Trent Reznor, Elton John, Joey Castillo, Alex Turner…) et à l’écoute, on se demandait : « Mais où sont-ils ? »
(Rires) Oui, ils passent au studio, font un petit truc et repartent.
J’imagine que c’est de la bonne promo. Efficace.
Oui et puis cela montre qu’il existe une vraie communauté, une famille musicale. Tout cela vient du post-punk underground. C’est un monde qui a toujours été très communautaire. La célébration d’amitiés. À moins que tu sois comme Jandek (Rires), mais même Jandek aime collaborer avec d’autres artistes (NdR : après une recherche approfondie et infructueuse, la lumière est venue de mon estimé collègue Bil. Jandek qui répondrait au nom de Sterling Richard Smith, est un artiste lo-fi, expérimental, reclus et à la personnalité ô combien mystérieuse. D’après Discogs, il aurait sorti 126 albums. Il a déjà participé à un concert avec Thurston Moore). Il y a beaucoup de solitaires malgré tout…
Tu évoquais Black Flag tout à l’heure. Dans le morceau « New in Town », tu cites Minor Threat, Bad Brains, Fugazi… Je savais évidemment que tu étais très connecté à la scène punk mais je n’étais pas certain que tu t’étais intéressé immédiatement à la scène hardcore puisque celle-ci a émergé au moment même où Sonic Youth a débuté et tu étais alors totalement imprégné de la scène new-yorkaise, le CBGB… Avais-tu déjà le regard tourné vers Washington ?
Je me suis vraiment mis à fond dans la scène hardcore US vers 1982 et ça se développait depuis 1980. Quand un groupe comme Bad Brains quitte Washington DC pour venir à New York City, c’est un moment énorme parce que dans cette scène, une idée se développait : tu n’avais pas besoin d’aller dans une grande ville pour être reconnu. Il s’agissait avant tout de représenter sa région, une région de deuxième ou troisième division dans le monde de la musique underground. C’était même plus cool que de venir de New York, LA ou San Francisco. Les scènes plus isolées, comme le midwest ou les Etats du Sud étaient plus intéressantes et avaient davantage d’attrait puisqu’elles venaient de la classe ouvrière et semblaient plus authentiques car ces voix n’avaient pas le privilège de venir d’une ville qui attire les regards. L’esthétique m’a tout de suite séduit et je m’intéressais beaucoup à la régionalité de la musique, notamment dans le punk rock, comment cela parvenait à se développer à l’écart des grandes villes. Et puis, je jouais avec Glenn Branca (NdR : guitariste avant-gardiste, pilier de la no wave) et Rhys Chatham (NdR : guitariste, trompettiste et flutiste expérimental), j’étais plus jeune qu’eux, mais j’étais aussi plus vieux que Ian MacKaye (NdR : chanteur-guitariste de Minor Threat puis Fugazi) et Henry Rollins. J’étais coincé entre les deux. La plupart de ceux avec qui je jouais ne s’intéressaient pas à l’émergence du punk hardcore. Pour eux, c’était mort avec Sid Vicious. Pourquoi continuer avec le punk rock ? C’était ringard. Alors que la vraie évolution dans la musique expérimentale était punk. L’aspect qu’on apprécie tous dans le punk rock, c’est que c’était fait par des « artistes ». Il y avait une esthétique expérimentale. Quand c’est devenu plus une voix pour la classe ouvrière, les oubliés, les accords barrés, la fuzz, les cris, la plupart de ceux qui étaient plus des esthètes, des amateurs d’expérimental, du côté arty s’en sont désintéressés. Ils ont pensé que c’étaient juste des voyous. Une bande de types qui sautaient les uns sur les autres et qui n’avaient pas encore connu d’éveil sexuel. C’était mignon ! Je trouvais ça super. Je trouvais les paroles vraiment touchantes et très directes. Et je considérais que c’était une alternative fantastique pour les adolescents d’avoir cette idée de communauté, plutôt que l’adolescent typique qui écoutait Judas Priest ou Aerosmith, se bourrait la gueule, se défonçait et se comportait en prédateur sexuel… C’était une éducation communautaire très intéressante. Et je trouvais les chansons vraiment excellentes. Elles fonctionnaient à l’économie et étaient hyper efficaces. « In My Eyes » de Minor Threat est un classique. D’une certaine manière, c’est comme du prog rock version hardcore. Et j’étais vraiment fasciné par le fait qu’ils sortaient des 45 tours et qu’ils n’en produisaient que quelques centaines parce que c’est tout ce qu’ils pensaient avoir comme public. Cela n’avait rien à voir avec un truc de collectionneur. C’était très pensé. « Pourquoi sortir plus de disques pour les stocker dans un hangar ? Pressons simplement ceux que l’on peut vendre et passons à la suite. » J’appréciais tous ces aspects. J’ai commencé à me rendre à tous les concerts de hardcore au CBGB lors des Hardcore Matinées, Lee (NdR : Ranaldo, l’autre guitariste-chanteur de Sonic Youth) venait parfois avec moi. J’ai emmené Lee voir Crucifucks, c’est là que nous avons vu jouer Steve Shelley. Mais j’avais déjà eu des échanges de lettres avec Steve car j’aimais les Crucifucks, et je possédais leur cassette démo. Il a commencé à m’envoyer des cassettes de ce qu’il faisait avec de nouveaux groupes qui n’étaient pas particulièrement hardcore. Il cherchait à rompre avec ce monde. Mais certains groupes de ce mouvement, même Black Flag d’une certaine manière, mais surtout Butthole Surfers, Meat Puppets, Minutemen, Saccharine Trust, élargissaient vraiment le vocabulaire du hardcore et c’était bien accepté. Sonic Youth était différent. On ne venait pas vraiment du hardcore mais de la scène artistique et musicale du centre-ville de New York. Je me sentais impliqué dans la scène hardcore mais j’étais seul. Je ne m’attendais pas à me faire plein d’amis ou à me faire connaitre. J’avais joué de la guitare dans Even Worse, le groupe de Jack Rabid (NdR : le batteur), futur rédacteur en chef du fanzine The Big Takeover. Il était une figure centrale de la scène hardcore new-yorkaise. J’ai toujours été un peu à part. J’étais ce type qui venait d’un monde artistique bizarre. Et la scène musicale arty était principalement basée à Manhattan, même si on trouvait aussi des groupes comme Talking Heads et Suicide. Les groupes hardcore de New York venaient d’autres quartiers, comme le Bronx, Brooklyn et le Queens. C’étaient des jeunes qui avaient grandi dans ces quartiers, ou à Brooklyn, parfois au nord de Manhattan si c’étaient des gamins plus friqués comme les Beastie Boys. Je trouvais donc ça intéressant. Ce n’était pas une scène du centre de New York. Même s’ils jouaient beaucoup au CBGB et au Max’s Kansas City, ils venaient tous d’ailleurs. Ils étaient plus jeunes et c’étaient plus des enfants de la ville que nous. Nous venions d’endroits différents, nous sommes arrivés à New York City dans les 70s pour faire partie de ce milieu musical et artistique. La plupart des groupes ne venaient pas de la ville. Les seules musiques d’origine à New York dans les 70s étaient la musique latine, la salsa, puis le hip hop. Le rap était plus indigène que le punk rock. Patti Smith venait du New Jersey, Blondie aussi. La plupart des groupes no wave venaient de Cleveland ou Floride. Talking Heads vient de Rhode Island. Tout le monde arrivait pour s’implanter à New York alors que la salsa, le hip hop et même le hardcore ont grandi à New York. Il s’agissait du son de New York. Mais je n’ai jamais vraiment été accepté et j’ai réalisé que Sonic Youth ne ferait pas partie de cette scène même si j’ai intégré des éléments hardcore dans notre musique. J’étais vraiment dans cette recherche de pureté de n’avoir qu’une guitare et pas dix, ou une guitare accordée de manière traditionnelle plutôt que de façon alternative. J’ai commencé à penser que nous devrions peut-être avoir un son plus direct. Il y avait quelque chose de radical que j’aimais mais j’ai réalisé ensuite que notre réel pouvoir était dans notre expérimentation. Et beaucoup de ces gamins du hardcore, en vieillissant, ont commencé à considérer Sonic Youth comme un groupe important. Mais pas au début. Nous étions vus comme arty et bizarres. (Rires)
Des types ennuyeux ! « Mais que font-ils ? » (Rires) Glenn Branca que tu adorais a, lui, donné des concerts avec… 100 guitares ! Ce qui est assez différent de ton approche…
Exactement. J’étais loin de la sphère Glenn Branca à l’époque où il faisait ses concerts avec 100 guitares. Lee et moi avons joué avec lui entre 1980 et 1982. Puis, Sonic Youth a commencé à devenir plus actif, on n’avait plus le temps de jouer avec Glenn qui commençait à travailler avec des musiciens différents. Lee a joué avec lui un an ou deux avant moi. On a auditionné tous les deux pour jouer avec lui en même temps et seul Lee a été choisi. Je devais être trop forte tête. Il a dû penser que je n’étais pas quelqu’un qu’il pourrait contrôler. Même quand je jouais avec lui, il s’énervait contre moi car j’étais un peu grande gueule. Il me rabaissait parfois et dès la première fois où il l’a fait, je me suis dit que cette relation n’allait pas durer. Nous sommes restés très bons amis toute sa vie (NdR : il est mort en 2018). On ne s’est pas vus souvent mais il y avait beaucoup de respect entre nous. Et il a dû penser que j’étais un peu provocateur avec Sonic Youth puisque j’ai utilisé des idées de guitares que j’avais apprises à jouer avec lui et Rhys Chatham, et Lee en a fait de même. Même Kim (NdR : Gordon, bassiste de Sonic Youth et ex-femme de Thurston) qui n’a pas joué dans ces groupes, était réceptive à tout ça et s’en est servie. Elle a écrit à ce sujet, en forum d’art notamment. On était tous sur la même page. Mais le fait qu’on s’en soit servi dans le contexte d’un groupe rock’n roll a dû être une source de tracas pour Glenn. Il a vu que ça fonctionnait pour nous et c’est quelque chose qu’il ne pouvait pas faire, être dans un groupe de rock. Il était trop éloigné de ça. C’était un homme de théâtre. Il venait de là. Rhys Chatham est arrivé dans le rock beaucoup trop tard. Il était un compositeur de flute merveilleux, un formidable musicien et une formidable personne. Le rock n’était pas pour lui pendant toute sa vie jusqu’à ce qu’il entende les Ramones. Et de toute façon, je pense qu’il n’a jamais considéré les Ramones au même niveau que John Cage (NdR : compositeur de musique contemporaine, expérimentale et minimaliste) par exemple, alors que nous, si ! (Rires) Dee Dee Ramone était notre John Cage.
« Quand un groupe se fait arnaquer par une major c’est parce qu’il ne s’occupe pas de ses affaires, il les confie aveuglément à la major. On n’a jamais fait confiance à une major, on les a utilisées comme des banques et des services de distribution. »
J’aimerais parler un peu de Steve Albini qui vient de mourir et ça a été un choc pour beaucoup. Tu as posté une photo sur ton Facebook d’un concert en 1987 où Big Black et Sonic Youth ont joué. As-tu encore des souvenirs de cette journée ?
Oh oui. Très tôt, Steve était une de ces voix iconoclastes venu de différentes parties du monde, il a ainsi fait partie du tissu de notre scène. Je me souviens parfaitement de la première fois que Big Black est venu jouer à New York City. On y est tous allés notamment car il avait écrit des critiques sur la musique assez choquantes. Certains de ses articles étaient très pointus et très drôles. Byron Coley et Jimmy Johnson dirigeaient le fanzine Forced Exposure, un fanzine très important dans les années 80 qui présentait les nouveautés de musique underground, et ils sont arrivés et on s’est tous retrouvés, c’était la première fois qu’on se rencontrait, à ce premier concert de Big Black, ça devait être à la Danceteria en 1985. Steve se foutait de tout. Son groupe martelait un noise rock implacable. Il était vraiment bizarre, il mettait la sangle de sa guitare autour de sa taille, au lieu d’autour de son épaule et il insistait en disant que c’était la seule manière adéquate de mettre sa guitare, en rapport avec l’anatomie du corps. Il était donc dans un tout autre délire, sur ce qui était bien ou mal, et il se montrait inflexible là-dessus. Il y avait donc beaucoup de sujets de dispute et de rires. C’était un mec drôle et très sérieux. Il y a un super extrait où on nous voit jouer à un festival où Big Black était présent, Steve se tenait sur le côté de la scène à nous regarder et à devenir dingue. Et quand on fait attention à son visage, on peut voir qu’il est en train de tout absorber, analyser. Il était comme un scientifique avec la musique, et certains aspects étaient vraiment primordiaux pour lui, pour son approche. Il voulait parvenir à contrôler ce qui semblait incontrôlable de prime abord. Comme contrôler le feu. C’était donc de la chimie pour lui, d’une certaine manière. Il m’arrivait d’avoir des disputes avec lui…
Il avait notamment critiqué fortement Sonic Youth pour avoir signé sur une major (NdR : en 1990, Sonic Youth sort Goo chez Geffen). Aviez-vous échangé ensemble à ce sujet ?
Oui, bien sûr. Il avait une vision très politique de la communauté des groupes underground, il estimait qu’ils ne devaient jamais s’associer à une major, en raison de leur façon de faire, de la monétisation et la marchandisation d’un artiste qui se révèle injuste avec des majors. Steve parlait de certains groupes qui s’étaient fait arnaquer et je répondais que ces groupes n’auraient pas dû faire ça. Sonic Youth était très prudent quant à la manière de travailler avec une major. On était parfaitement conscients de nos droits d’édition, de notre contrat, de tout ce qui était lié à la promotion. Quand un groupe se fait arnaquer par une major c’est parce qu’il ne s’occupe pas de ses affaires, il les confie aveuglément à la major. On n’a jamais fait confiance à une major, on les a utilisées comme des banques et des services de distribution. C’est pour ça que je n’était pas d’accord. Et d’une certaine manière, il dénigrait les groupes qui s’étaient fait arnaquer plutôt que d’être désolé pour eux. Moi, j’étais désolé pour eux. Il n’aurait pas dû dénigrer Sonic Youth car on savait exactement ce qu’on faisait. On était totalement responsables dans notre situation. Je pense qu’il le savait dans une certaine mesure, mais cela le hérissait. Il disait donc ces choses grossières. On s’est ensuite perdus de vue, mais Jim O’Rourke était très proche de Steve parce qu’il vivait à Chicago donc quand Jim a rejoint le groupe (NdR : à partir de 1999 mais le groupe est officiellement devenu quintette sur Murray Street en 2002), il a invité Steve à venir nous voir jouer. On ne s’était pas parlés depuis des années et là, il me fait : « Comment ça va, mec ? » et il était un peu distant. Je pense qu’il avait eu le temps de grandir dans sa conscience d’adulte. Déjà, il avait déclaré qu’il n’aurait jamais dû appeler son groupe Rapeman, jamais dû dire ceci ou cela. Il parlait de cette idée d’être à l’aise avec ce genre de privilège de jeune homme blanc et punk rock de pouvoir tenir ce genre de propos juste pour provoquer les gens politiquement corrects et pour susciter l’indignation. Mais il était sans aucun doute une personne très importante pour notre scène. Il est mort bien trop jeune. J’ai tout de suite été très affecté par cette nouvelle, ce fut un tel choc. Je ne le voyais qu’une fois de temps en temps mais nous avions surmonté nos différends. On se moquait juste les uns des autres. (Rires) Lui, il faisait son truc, il jouait au poker, au billard, il collectionnait les briquets Zippo… Il était dans son monde de fous, et j’étais dans le mien. On n’était pas très proches. On avait parlé d’enregistrer un album ensemble il y a des années mais ça ne s’est jamais produit. Je devais travailler avec Sunn O))) dans son studio quand ils ont enregistré avec lui et je n’étais pas disponible. J’aurais aimé le faire. Je n’ai donc jamais travaillé au Electrical Audio.
C’est presque étrange que vous n’ayez jamais travaillé ensemble alors que vous partagiez beaucoup de principes en commun.
On a tourné ensemble. Même quand on a tourné avec Jesus Lizard, il était leur ingé-son. Et il me rendait fou parce qu’avec lui, Jesus Lizard sonnait comme les Swans. Tout était monté à un zillion de décibels et je m’énervais contre lui. Je lui disais : « Steve, c’est trop fort, putain ! Le groupe est vraiment bon. Ils n’ont pas besoin d’être aussi forts. » Mais c’était sa sensibilité… J’aurais aimé passer plus de temps en sa compagnie, on a joué quelques festivals ensemble plus tard. Il y a quelques années, on a joué en Australie ensemble. C’était bien de lui parler, de voir Shellac, qui était vraiment excellent. En revanche, je n’ai jamais été un grand fan de sa production, ça ne correspondait pas à mon esthétique. C’était trop fort. Les guitares et batterie étaient toujours « KRRRR » et le chant était trop transparent. Ça me posait problème même si ça fonctionnait parfois mais ce n’était pas du tout mon esthétique.
On n’a pas encore parlé de tes mémoires. Tu affirmes ne pas aimer trop parler de toi, ça a dû être un sacré défi de revenir sur l’ensemble de ta carrière…
Ces mémoires devaient initialement ressembler davantage à un essai sur la musique et parler des nombreuses oeuvres qui m’ont marqué. Et je savais qu’il existait une sorte de fascination pour cette sous-culture. Je tenais vraiment à revenir sur ce que ça m’avait fait d’entendre Horses (NdR : de Patti Smith), le premier album des Ramones ou Blue Öyster Cult… Bref, tout ce qui m’avait fasciné musicalement. Tout ce qui a fait naitre ma vocation, l’influence également du premier livre de poésie de Patti Smith, Seventh Heaven, ou Wanna Go Out? de Tom Verlaine (NdR : de Television) et Richard Hell (NdR : de Television, The Heartbreakers et The Voidoids), sous le pseudonyme Teresa Stern. Mon idée était d’écrire sur tous ces livres et disques qui m’ont défini en tant que musicien. Quand j’ai rendu le manuscrit, il faisait 800 pages donc une bonne partie de tout ça a été enlevé parce que l’éditeur m’expliquait : « C’est une autobiographie donc gardons surtout ce qui concerne ton histoire et peut-être que la partie essai sur les autres artistes pourra sortir dans un autre livre plus tard. » J’étais d’accord, on a donc passé toute l’année 2021 à réduire le livre, enlever d’énormes passages sur The Pop Group, par exemple. (Rires) Mais ça me va, on a réduit le livre à 400 pages, ce qui reste assez long. Je le trouvais un peu vide sans toutes ces parties mais ça reste suffisamment long. Et c’est donc devenu un peu plus « moi, moi, moi et mon expérience. »
Interview réalisée par Jonathan Lopez, à retrouver également dans new Noise #72 octobre-novembre 2024
Merci à Camille Billouard