Big Thief – Double Infinity

Posted by on 5 septembre 2025 in Chroniques, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

(4AD, 5 septembre 2025)

Chéri des critiques depuis son premier album, Masterpiece (2016), le groupe Big Thief a sans doute de quoi énerver. La voix d’Adrianne Lenker n’est pas de nature à plaire à tout le monde, sa manière de chanter un peu à côté non plus. Visuellement, le groupe cultive son image hippie un peu décalée. La musique qu’il produit, en revanche, est délicate et savante. Même si les guitares électriques s’invitent parfois, on sent que ses membres ont fréquenté des écoles de musique et que leur approche est distinctement anti-rock. Et pourtant, si l’on est honnête, on doit se rendre à l’évidence : Big Thief possède depuis maintenant dix ans l’une des discographies les plus foisonnantes du monde indie rock – plus encore si l’on prend en considération les albums solo d’Adrianne Lenker ainsi que ceux du guitariste Buck Meek, qui servent parfois de laboratoires à ceux de leur groupe principal.

Inutile de faire durer le suspense : Double Infinity n’est pas près de changer la donne. Bien au contraire, il enfonce le clou. Max Oleartchik a quitté la formation, évoquant des « raisons interpersonnelles ». Les rumeurs disent que cela pourrait avoir un rapport avec la décision du groupe d’annuler des concerts en Israël et peut-être avec des divergences concernant le conflit en cours à Gaza. Peu importe : la question était de savoir si le groupe allait rester aussi soudé qu’il l’avait été par le passé. En réalité, il l’est encore plus. Le nouvel album présente une musique plus cohérente et uniforme, plus texturée encore qu’elle ne l’a jamais été. On connaît deux Big Thief : celui de la terre et celui des cieux, si l’on veut. Le premier pratique un folk rock neilyoungesque, brut de décoffrage. Le second regarde les étoiles et produit une musique beaucoup plus éthérée. En 2019, Big Thief sort deux albums : le premier, U.F.O.F., appartenait clairement à la seconde catégorie ; le second, Two Hands, à la première. En 2022, Dragon New Warm Mountain I Believe in You mêlait harmonieusement les deux registres. Double Infinity, lui, présente le groupe à son plus céleste, revenant non seulement à l’atmosphère d’U.F.O.F. mais allant encore plus loin dans la maîtrise des textures sonores. Par moments, on ne sait d’ailleurs pas vraiment si l’on écoute des guitares électriques ou acoustiques, de la basse ou des synthétiseurs, tant le tout s’entrelace sous une généreuse couche de reverb.

Cela pourrait sembler artificiel, mais Adrianne Lenker a sorti des compositions qui collent à merveille à cet écrin éthéré. D’une évidence mélodique rare, « Incomprehensible » nous happe immédiatement. Ce qui frappe, c’est à quel point le son de ce morceau – et de l’album dans son ensemble – est de son temps. Une telle musique n’aurait pu être produite en 1975, en 2005, et peut-être même pas en 2015. Si les musiciens de Big Thief ont une certaine considération pour le passé et l’histoire du folk – en témoigne leur collaboration avec le vétéran Tucker Zimermann, aujourd’hui âgé de 84 ans –, leur musique témoigne d’une volonté de revisiter ce patrimoine en expérimentant avec les effets. Le résultat semble couler de source, une véritable fontaine de jouvence pour le genre. Apportant sa maîtrise impeccable du rythme et jouant des baguettes comme un peintre de ses pinceaux, James Krivchenia donne de la profondeur à tout ce qu’il touche : il se situe parmi les tous meilleurs dans ce registre, aux côtés de Jim White (Crime and the City Solution, Dirty Three…), Glenn Kotche (Wilco) ou John Convertino (Calexico, Giant Sand…). On a aussi l’impression que le groupe n’a pas souhaité remplacer Oleartchik, donnant à la basse un rôle et un son différents de son usage dans les disques précédents. Plus qu’une assise rythmique, elle s’intercale entre les sons produits par les autres instruments. On se demande parfois si elle est là – je n’ai pas les notes de pochette pour le vérifier. À bien des égards, parce qu’elle part d’un registre familier tout en s’adonnant à l’expérimentation, la musique de Big Thief me fait irrémédiablement penser à celle de Radiohead ou de The Smile. Double Infinity, en bien des aspects, semble être un lointain cousin de A Moon Shaped Pool, un disque qui paraissait ne pas être joué avec des instruments mais avec de la chair, des peaux, des nerfs – je pique ici une idée que m’avait glissée à sa sortie mon confrère Max. Comme le dernier disque de Radiohead, celui de Big Thief a cette capacité à mêler l’étrange et le naturel, l’universalité et le particularisme. Vous noterez à ce stade que je n’ai pas proposé d’analyse approfondie de chacun des morceaux. C’est que l’album s’écoute vraiment comme un tout. Bien sûr, certaines mélodies marquent davantage que d’autres. Je retiens surtout « Los Angeles », « Grandmother » et le final « How Could I Have Known ». Mais la réalité, c’est que, plus que tout autre disque du groupe à ce jour, celui-ci possède une cohésion telle qu’on peut facilement s’y abandonner sans remarquer qu’on est passé d’un morceau à l’autre. Certains y verront sans doute une limite, trouveront qu’on peine un peu à différencier les titres. Pour ma part, j’ai écouté ce disque quatre fois à la suite, comme on fait un long rêve. Si l’on pouvait habiter un disque, celui-ci me conviendrait totalement. Il m’aidera, en tout cas, à mieux habiter la vie en 2025.

Yann Giraud

Nos articles sur Big Thief

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *