Interview – Life of Agony

Publié par le 28 juin 2023 dans Interviews, Toutes les interviews

Qui aurait pu miser sur une telle longévité ? Certainement pas eux. Tout ne fut pas qu’agonie mais rien n’aura été simple pour Alan Robert (bassiste), Joey Z. (guitariste) et Mina Caputo (chanteuse). Les liens du sang (Joey et Mina sont cousins) et une amitié inébranlable (Alan les connait depuis tout jeune) auront triomphé des drames qui ont jalonné leur jeunesse et d’une vie de groupe tumultueuse (pas moins de six batteurs se sont succédé). Life of Agony semble avoir survécu à tout, a su se relever de deux séparations et renaitre, à l’image de sa chanteuse (née Keith Caputo), enfin épanouie dans un corps de femme. Le groupe est encore là aujourd’hui pour célébrer les trente bougies de son premier album mythique, River Runs Red. Un disque unique à plusieurs égards. Déjà parce qu’il s’agit d’un des rares concept-albums issus de la scène hardcore metal new-yorkaise des 90s. Mais aussi parce que musicalement il ne se limite pas à ce genre, lequel se voit tiré par les textes de Robert et le chant baryton plein d’emphase de Caputo vers un mal-être plus typique du grunge ou du rock gothique. Interviewés au Forum de Vauréal lors de leur récente tournée célébrant RRR, Joey et Alan jettent un coup d’œil dans le rétro et portent aujourd’hui un regard mature sur leurs débuts et le chemin parcouru.

« Si nous sommes toujours là aujourd’hui, c’est grâce à River Runs Red. Soyons honnêtes, Ugly est un excellent album, Soul Searching Sun comporte de bons morceaux comme “Weeds” mais River Runs Red reste indéboulonnable. Il est intemporel. »

Vous n’aimiez pas parler du passé auparavant. J’espère que ça va mieux désormais. On est là pour parler principalement de River Runs Red, sorti il y a 30 ans. Pas de problème ?
Joey Z. (guitare) : Non, on est là pour ça. Allons-y !

C’était une période très difficile personnellement pour chacun d’entre vous. La composition de cet album a-t-elle été particulièrement douloureuse ?
Alan Robert (basse)
: Non, c’était plutôt cathartique. On séchait les cours et on allait dans ma cave pour jammer quand personne ne nous voyait. (Rires)
Joey : On attendait que ses parents aillent au boulot et on revenait chez lui discrètement pour s’y mettre !
Alan : Les morceaux sont vraiment venus naturellement. Ils provenaient de vraies émotions, de vraies histoires que l’on avait vécues, je pense que c’est pour ça que tant de gens ont été touchés par nos textes.

Tu as d’ailleurs écrit toutes les paroles, certaines d’entre elles ont été inspirées par les vies de Mina et Joey. Étais-tu un peu inquiet de leur présenter ce que tu avais écrit ?
Alan : Non, je ne dirais pas que j’étais inquiet.
Joey : On était proches.
Alan : C’était excitant. On créait quelque chose, en démarrant de rien. On avait de grands rêves. Le soir, on s’imaginait jouer au Madison Square Garden. On ne l’a toujours pas fait mais ça arrivera bien un jour ! On était des gamins de 16-17 ans. On a toujours couru après nos rêves. Grâce à la musique, on a parcouru le monde. À l’époque, on ne pensait jamais quitter Brooklyn.
Joey : On racontait de vraies histoires, c’est pour ça que nos fans s’y retrouvaient. C’étaient de vraies émotions, pas du flan.
Alan : On ne chantait pas à propos de dragons.
Joey : Ni de serpents, de crânes… Je pense vraiment que nos fans étaient très attachés à nous en raison de nos paroles. La musique aide bien sûr parce que nous avions un bon groove heavy mais le contenu des textes, les histoires trouvaient un écho auprès du public, surtout à cette époque. Au début des années 90, les gens avaient besoin de ce disque.

Comment avez-vous réalisé à quel point cet album était important pour les fans ? Les gens venaient vous voir pour vous le dire, vous écrivaient ?
Joey
 : Oui. Et ça arrive encore tout le temps !
Alan : On reçoit des emails, des lettres, des cadeaux. J’ai reçu un couteau fait maison avec le symbole de Life of Agony avec une longue lettre attachée à la poignée. Les gens ont été si émus par cet album… Certains nous disent qu’il leur a sauvé la vie. C’est dingue. Des gens qu’on n’avait jamais rencontrés.
Joey : Oui, certaines personnes pleuraient même sur notre épaule…

Comment vous expliquez que ces textes leur aient autant parlé ?
Joey
 : Alan ne s’est pas assis et dit « il faut que j’écrive à ce sujet », ça lui est venu naturellement.
Alan : On venait de la scène hardcore. Et dans cette scène, Cro-Mags, Agnostic Front parlaient tous de luttes quotidiennes dans leurs vies, cela a produit un grand impact sur notre écriture et notre état d’esprit. Quand on a débuté, nos démos ne comportaient pas beaucoup de mélodies vocales. Puis, à mesure que notre musique évoluait, on en a ajoutées. Notamment parce qu’on s’était mis à beaucoup écouter Pink Floyd. Et Mina et moi adorions Sinead O’Connor, crois-le ou non ! The Lion and the Cobra était alors un de nos albums préférés. Les mélodies nous venaient et ça a ouvert de nombreuses portes du point de vue créatif.
Joey : On nous trouvait très différents : « Qu’est-ce que c’est que ça ?! Un groupe hardcore metal avec un chant si particulier. »
Alan : Et on utilisait des claviers aussi. Mina en jouait sur scène durant les deux premières années mais le public était si déchainé qu’ils ont été cassés. On s’est dit : « Fuck this! » On a arrêté.

Comment est venue l’idée de connecter les morceaux entre eux avec les différents interludes ? Josh (NdR : Silver, le producteur) a-t-il eu un grand impact dans cette décision et sa réalisation ?
Alan
 : C’est indéniablement grâce à Josh qu’on y est parvenus. On lui a expliqué qu’on voulait faire un album comme The Wall de Pink Floyd mais dans notre genre, un crossover de hardcore et metal. Il s’est montré très talentueux pour trouver et créer ces scènes audios (NdR : les interludes « Monday », « Thursday » et « Friday »). Nos amis et notre famille nous ont également aidés à faire les voix, les bruitages, les respirations, les bruits de briquets ou de portes qui s’ouvrent. La majorité de ces sons étaient naturels. Ça nous a pris du temps de tout rassembler mais Josh s’est beaucoup amusé en créant ces pistes.
Joey : Pour l’album The Sound of Scars, je m’en suis chargé chez moi car j’ai co-produit l’album avec Sylvia Massy. C’était très amusant de réaliser ces interludes.

C’était pour le moins ambitieux de démarrer avec un concept album.
Alan
 : On a toujours été fous ! (Rires) Ça ne date pas d’hier.
Joey : La jeunesse, l’école…

Etant de New York, vous fréquentiez souvent la salle L’Amour, où les concerts étaient réputés particulièrement violents… Vous sentiez-vous appartenir à cette scène ou aviez-vous le sentiment de ne pas trop savoir où vous situez ?
Joey
 : Oui, on avait parfois le sentiment d’y appartenir et d’autres fois non car certains groupes nous rejetaient… On a toujours bénéficié d’une bonne fanbase, des gens qui venaient aux concerts mais à l’époque on n’était pas si bien acceptés…
Alan : On jouait un mélange de beaucoup de styles et on pouvait donc jouer avec des groupes metal, hardcore car on était très hardcore et on avait un son de guitare très heavy.
Joey : Des rythmiques metal, de la double pédale, du groove…
Alan : Par la suite, personne ne savait plus trop quoi faire de nous. On pouvait aussi bien jouer avec David Bowie que Slipknot… Des styles pour le moins différents !

C’est encore le cas sur cette tournée, vous avez joué avec Sick of It All aux États-Unis, avec Madball au Royaume-Uni et Prong en Europe. On retrouve toujours ces deux aspects.
Joey
 : Des groupes différents, oui. On se situe un peu entre tous ces groupes.

Qu’en est-il du public ? Vous avez été accepté de la même manière par ces deux scènes ?
Joey
 : Oui, on est bien reçus quel que soit le public. Dans un festival comme le Hellfest, on partageait le line-up avec mon groupe préféré Gojira, et dans un autre festival avec Social Distortion. Tous ces fans très différents réagissent positivement avec nous. Ils considèrent que notre musique est très variée. Et elle l’est.
Alan : On peut également adapter notre setlist vu tous les albums qu’on a sortis.
Joey : Oui, on privilégiait les morceaux moins heavy quand on jouait avec David Bowie et Social Distortion, et inversement si on partage la scène avec Slipknot et Gojira.

« La salle L’Amour, ce quartier, cette scène débordaient de violence. Beaucoup de gens se faisaient tabasser. Plusieurs groupes et gangs venaient aux concerts et s’affrontaient. On a découvert ça en arrivant dans cette scène. Mais on a réussi à s’en éloigner. Et on en est fiers. On s’est toujours tenus à l’écart de toute cette négativité, de toute cette violence. »

Les mélodies occupent toujours une place primordiale dans votre musique et le chant de Mina y participe bien sûr énormément. J’ai toutefois été surpris de lire dans une vieille interview avant la sortie dUgly (NdR : deuxième album paru en 1995) que le principal pour vous était le groove, vous qui avez tant de riff iconiques, notamment sur le premier album. Vous pensez toujours de la même manière ?
Alan : C’est une combinaison. La mélodie, la signification des morceaux, le groove et les riffs.
Joey : Oui, je suis d’accord. C’est ce qui constitue des bons morceaux. Si tu enlèves un de ces éléments, ce n’est plus la même chose.
Alan : Même avec de super riffs et un bon groove, si les paroles ne vous frappent pas en pleine poitrine, l’impact est nul.
Joey : Et si tu enlèves le groove, un bon riff et une bonne mélodie ne suffisent pas.

L’héritage d’un tel premier album, si puissant et important, a-t-il été lourd à porter ? Etait-ce délicat de se dire qu’il fallait avancer et évoluer ?
Joey
 : Ça s’est produit naturellement car on n’en a pas vraiment parlé.
Alan : En y repensant, on a eu deux ou trois ans pour composer River Runs Red, enregistrer nos démos, obtenir un accord avec un label. Puis on est partis en tournée pendant deux ans. On apprend énormément en tournée, des uns des autres, de notre musique, des réactions des fans. Tout ça influence la composition. Choisir un producteur différent était également un pas important. On a enregistré Ugly dans le même studio que River Runs Red mais avec un nouveau producteur. Il s’agissait de notre première fois sans Josh.
Joey : C’était sans doute le changement le plus important. Si Josh avait participé à Ugly, il aurait probablement sonné davantage comme River Runs Red. Le choix du producteur a vraiment eu un impact très fort sur le groupe.

Ne ressentiez-vous pas de pression de la part du label (Roadrunner), ou même des fans indirectement puisqu’il s’agissait de ne pas les décevoir ?
Alan
 : Le label nous a vraiment soutenus car River Runs Red avait extrêmement bien marché. On nous a laissés choisir le producteur qu’on souhaitait. À la base, on voulait Steve Thompson et Michael Barbiero.
Joey : Le duo qui avait enregistré …And Justice for All.
Alan : Et Appetite for Destruction. Mais ils ne travaillaient pas ensemble à ce moment-là, on a donc enregistré avec Steve Thompson, puis Michael Barbiero l’a mixé.

Tu disais que l’écriture de River Runs Red s’était révélé cathartique. Qu’est-ce que ça vous fait de rejouer ces morceaux aujourd’hui ? Cela fait-il remonter des souvenirs à la surface ?
Joey
: Je ressens de la joie. Sur scène, on prend tous beaucoup de plaisir à célébrer ce disque. On ne replonge pas forcément dans ce qu’on vivait à l’époque. Alors, effectivement, certaines paroles ravivent ces émotions, mais aujourd’hui, jouer ces morceaux, c’est vraiment de la joie, une fête.
Alan : Les paroles d’un morceau comme « Words & Music », qu’on n’avait pas joué depuis longtemps, me ramènent à cette époque. Car on était à l’école, on galérait et ça m’a rappelé mon état d’esprit du moment, le gamin que j’étais.
Joey : Qui est mort déjà à ce moment ? Car dans le morceau, il y a ces paroles « I buried my friend the other day ». Un de nos amis est mort à ce moment-là. Quelqu’un de l’école, non ?
(Alan cite un Christian quelque chose)
Joey : Ah oui, Christian. Et il me semble qu’un de nos potes de l’école s’est suicidé. Il se passait beaucoup de choses dans nos vies et ça a beaucoup inspiré ces paroles.
Alan : Oui et quand j’entends Mina chanter les couplets de ce morceau, ça me rappelle toute cette période.

De quoi êtes-vous les plus fiers d’avoir accompli sur cet album ?
Alan
: Tout ! Être parvenu à sortir un album pareil alors qu’on était des gamins ! Je le trouve très accompli par rapport à notre maigre expérience à l’époque. Se retourner sur trente ans en arrière, constater tout ce qu’on a pu faire depuis, notre longévité, l’impact sur la vie de certaines personnes, sans même en avoir eu l’intention.
Joey : Et ne nous voilons pas la face, si nous sommes toujours là aujourd’hui, c’est grâce à River Runs Red. Soyons honnêtes, Ugly est un excellent album, Soul Searching Sun comporte de bons morceaux comme « Weeds » mais River Runs Red reste indéboulonnable. Il est intemporel. J’ai le sentiment qu’un groupe comme Turnstile pourrait sortir ce disque la semaine prochaine et ce serait d’actualité. C’est une de mes fiertés : avoir pu créer une œuvre qui traverse le temps.
Alan : On a été honorés par certains de nos pairs, d’autres groupes, même certains de nos héros qui étaient très excités à l’idée de nous voir jouer.
Joey : Quelqu’un comme Doyle (NdR : Wolfgang von Frankenstein) de Misfits adore Life of Agony. Rob Halford (NdR : chanteur de Judas Priest) aussi, particulièrement River Runs Red. Les gars de Disturbed m’ont confié que Life of Agony était leur référence. Robb Flynn de Machine Head est venu jammer sur scène. Tous ces groupes qu’on écoute et respecte se sont montrés très enthousiastes à propos de Life of Agony. C’est cool.

Il y a quatre ou cinq morceaux de l’album que vous n’avez jamais cessé de jouer. Mais certains n’étaient plus d’actualité. A-t-il été difficile et un peu bizarre de vous y remettre ?
Joey
 : C’est fun. Ça rend le truc frais. On pense intégrer plus de morceaux d’ailleurs dans nos prochaines dates, d’Ugly par exemple.
Alan : C’est un peu dans notre sang. Je ne lis pas la musique. Tout est à l’oreille, il faut donc que je me remémore comment les jouer. J’écoute et je me dis : « Oh, c’est ça que je faisais avec mes doigts ! »

« Comment j’ai pu faire ça ?! »
(Rires) Joey
 : Exactement ! « Est-ce que j’ai fait du downpicking ? Quelle était ma position ? »

Vous étiez des gamins, comme vous le disiez. Vous deviez donc être quelque peu naïfs à propos de ce business, de l’industrie de la musique. Avez-vous fait des découvertes déplaisantes ?
Joey
 : La seule chose vraiment déplaisante, c’était au L’Amour. Ce quartier, cette scène débordaient de violence. Beaucoup de gens se faisaient tabasser aux alentours de la salle. Plusieurs groupes et gangs venaient aux concerts et s’affrontaient. On a découvert ça en arrivant dans cette scène. Mais c’est un aspect du hardcore dont on a réussi à s’éloigner. Et on en est fiers. On était là mais on s’est toujours tenus à l’écart de toute cette négativité, de toute cette violence.
Alan : Notre but était simplement de jouer de la musique, donner des concerts, notre priorité était d’être le meilleur groupe possible alors que d’autres groupes voulaient surtout…
Joey : … paraitre forts.
Alan : Profiter de leur statut.

Craigniez-vous le succès à l’époque ? Car votre réussite était tout de même assez inattendue.
Joey
 : Je ne dirais pas qu’on en avait peur mais… Mina un peu plus. Il faut se rappeler que Mina avait une autre personne dans son corps. La situation était très différente pour elle. Elle ne pouvait pas être elle-même ou se sentir elle-même sur scène. Elle a parfois déclaré qu’elle avait peur de devenir trop populaire car elle ne se sentait pas capable de révéler sa véritable personnalité auprès de ceux qui l’aimaient. Il y avait donc comme un déconnexion à l’époque.
Alan : Elle pensait que si elle devenait trop connue dans ce corps, elle ne serait jamais capable de le changer.

Je parle également de cela car six mois plus tard, Kurt Cobain s’est suicidé. Pas uniquement pour cette raison mais on sait qu’il vivait particulièrement mal sa soudaine popularité.
Joey
: Oui. Sa consommation de drogues a sans doute joué un rôle également. Cela fait partir le cerveau en vrille…
Alan : Toute cette scène de Seattle… Chris Cornell, Layne Staley, Scott Weiland… Le seul qui reste finalement est Eddie Vedder. C’est tragique.

D’ailleurs, à vos débuts, je ne percevais pas vraiment de lien entre votre son et celui de cette scène. C’est beaucoup plus le cas aujourd’hui, plusieurs morceaux m’évoquent vraiment Alice In Chains notamment.
Joey
: On adore cette scène.
Alan : Tous ces groupes de Seattle. Celui qu’on aime le moins est probablement Pearl Jam.
Joey : Mais Soundgarden, waouh !
Alan : Soundgarden, Stone Temple Pilots. Bon, ce n’est pas un groupe de Seattle mais ils ont été associés à cette scène.
Joey : Et Nirvana. Oui, ces groupes ont eu une vraie influence sur nous. Sur Mina notamment. Elle était fascinée par Stone Temple. Et c’est toujours le cas. Elle adore Scott Weiland. Elle a même repris certains de ses mouvements sur scène. On écoutait tout le temps STP dans le van.
Alan : Et au début des années 90, les groupes de Seattle ont bouleversé la programmation des radios rock. On entendait surtout du classic rock avant ça. Quand ces groupes sont arrivés, ils ont pris le contrôle de MTV, de la radio… Tout à coup, on entendait des chansons mélodiques mais plus heavy à la radio, ça nous a ouvert la porte d’une certaine manière. Surtout quand Alice In Chains a sorti Dirt par exemple, qui était beaucoup plus lourd que Facelift.
Joey : Soundgarden aussi a beaucoup évolué. Badmotorfinger, oh mon Dieu ! Cette progression était très forte. Il y avait un bon groove, une super voix mélodique…

On évoquait brièvement The Sound of Scars tout à l’heure. On a toujours cru que le personnage principal de River Runs Red mourait à la fin de l’album et on a finalement découvert qu’il avait survécu. Etait-ce également une façon métaphorique d’appuyer le fait que le groupe était toujours en vie après trente ans – pas d’agonie, je l’espère – mais toujours en vie, peut-être à votre grande surprise ?
Alan : Il est intéressant de souligner que de nombreux fans ont survécu à leur dépression et surmonté des années d’abus, par exemple. Ils sont parvenus à passer au-delà et garder de l’espoir. On a également survécu à énormément de traumatismes et on a aujourd’hui beaucoup d’espoir, des familles, des priorités différentes dans nos vies qui nous permettent d’avancer, de rester positifs. Je pense qu’on a apporté tout ça dans The Sound of Scars pour continuer cette histoire avec ce gamin de 17 ans que tout le monde croyait mort. Ça semblait être sa seule issue et on n’avait jamais vraiment pensé que l’étape suivante pouvait être d’apprendre d’une erreur comme celle-ci (NdR : une tentative de suicide). Qu’est-ce qui pourrait se produire le lendemain ? Car on ne le considérait pas de cette manière, il n’y avait pas de lendemain.
Joey : Ceci dit, le livre n’a jamais vraiment été fermé. À la fin, on entend juste les gouttes et ça se terminait comme ça. Donc on ne pouvait pas savoir. Comme le dit Alan, à l’époque, on devait penser que c’était fini pour lui, puis on s’est dit que peut-être pas. Sa mère a pu appeler les urgences, qui l’ont sauvé. Et aujourd’hui, il a une vie. Il suit une thérapie, est marié, il affronte en adulte ses problèmes de famille, etc. Je pense que c’était cool et intéressant de proposer ça.
Alan : C’est très réaliste. Car même aujourd’hui, malgré tout le positif survenu dans ma vie, je me réveille parfois dans un état dépressif, sans savoir pourquoi. J’appelle ça « les jours gris ». C’est ma zone grise. Il faut vraiment se faire violence pour en sortir.
Joey : Je sais exactement de quoi il parle. Je l’ai vécu, parfois pendant des mois, parfois une semaine.

Le plus important, c’est que ça ne dure pas. Vous parvenez à passer à autre chose.
Joey 
: Exactement.
Alan : C’est drôle, je viens d’écrire à ce sujet.
Joey : Oui, je t’ai vu dans le van. J’ai vu le titre.

Pour le prochain album ?
(Les deux, avec un sourire
: Peut-être.

Il y a donc un album dans les tuyaux.
Alan
 : Il y en a toujours un prochain. (Rires)
Joey : L’autre jour, on s’amusait avec des idées de riffs… Donc il y a peut-être quelque chose qui couve.

Vous êtes tous un peu plus impliqués dans la composition aujourd’hui ? Puisque tu avais tout composé sur River Runs Red, Alan.
Joey 
: Je crois que doucement, on évolue. Le groupe a connu tellement de changements au fil des années. Alan arrive toujours avec des « graines » intéressantes, de super textes, d’excellentes accroches mélodiques. Il faut nous appuyer dessus. J’essaie toujours de lui proposer des riffs. C’est souvent comme ça que ça démarre.
Alan : Oui, il faut une graine pour commencer. Puis construire autour. Et voir où ça nous mène. Le groove demeure très important. Joey est le maître du groove. Dans sa tête, il sait quel beat doit être joué sur les riffs. Moi, je n’y connais rien en rythme. Je sais juste comment un riff doit sonner et on se connait tellement bien depuis si longtemps que si je joue un riff, il sait exactement quoi y ajouter.
Joey : Ok, on y va ! (Rires)
Alan : L’alchimie est naturelle, pas besoin de se parler. Et c’est pareil pour Mina, si j’arrive avec un vers, une mélodie mais que je n’ai pas la capacité vocale d’atteindre les bonnes notes, je lui dis : « Roger Waters » ou « Sinead » ou…
Joey : Et elle comprend.
Alan : Elle sait alors exactement quoi faire.

Ah oui, vous fonctionnez comme ça ? Tu lui dis carrément de chanter « à la manière de… » ?
Alan
 : Oui, « c’est très Waters » et elle sait exactement quelle approche adopter.
(Joey y va de son envolée vocale.)
Alan : Certains moments clés de The Final Cut de Pink Floyd nous donnent à tous des frissons et c’est ce qu’on essaie parfois de reproduire.

Est-il prévu de rééditer River Runs Red pour ses trente ans ?
Joey
: Oui, il y a eu des discussions mais on ne peut pas encore en parler car si ça ne se fait pas…
On y travaille, on attend un retour. Ça pourrait être très cool. Peut-être au cours de l’année.

En France, une étude sur le sexisme vient de sortir. Elle montre que si des progrès ont été faits, il reste beaucoup de chemin… Un quart des jeunes hommes sont toujours empêtrés dans les clichés masculinistes comme « il faut être violent, conduire vite, avoir une vie sexuelle active pour être respecté ». Vous avez joué dans le monde entier depuis des années, vous venez de la scène hardcore, avec une chanteuse qui est née homme. Avez-vous le sentiment que le public est devenu plus tolérant avec les années ? Et existe-t-il de grandes différences d’un pays à l’autre ?
Joey
 : Ça a été incroyable la façon dont Mina a été acceptée. Par tous les publics. La plupart de ceux qui n’acceptent pas son changement restent derrière leurs ordinateurs. Ceux qui ne la respectent pas ont peur de venir en personne et ça nous va. Restez derrière vos écrans ! Aux concerts, durant toutes nos tournées, elle a été très bien accueillie. À chaque fois qu’on dit : « Faites du bruit pour Mina ! », le public hurle.
Alan : Particulièrement sur cette tournée. Tous les concerts sont complets et ce ne sont pas que des vieux fans, il y en a également beaucoup de nouveaux. Des petits frères et sœurs, des enfants, on voit plusieurs générations de fans. Et je pense qu’il y a plus de femmes que jamais. C’est super de voir une telle mixité partout où on va.

Ça a dû être un peu stressant pour vous la première fois où vous avez dû jouer devant un public après le coming-out de Mina, sans savoir comment il allait réagir.
Joey
 : C’était en 2014. Je ne me souviens pas avoir été stressé, on avait confiance.

Vous ne pensiez qu’à jouer votre musique ?
Joey
 : Exactement.
Alan : Il y avait une part d’incertitude. Mais on était concentrés, on venait pour jouer notre set quoiqu’il arrive. Et ça s’est très bien passé. Si bien qu’on a eu envie de faire ce revival actuel.

Tom Verlaine de Television vient de décéder. (Ils ne connaissent pas) Deux semaines auparavant, c’était Jeff Beck. Beaucoup de grands musiciens des années 60-70 sont décédés ces derniers temps et je me demandais s’ils avaient été importants dans votre culture musicale. Il semblerait que ce ne soit pas le cas de Verlaine ! (Rires)
Joey
 : Pour Jeff Beck, ça nous a frappés car Veronica (NdR : Bellino, la batteuse) a joué avec lui il y a quelques années. Quand on a appris, on était à l’aéroport, on se rendait en Floride pour jouer à Tampa, au début de la tournée. Ils s’étaient vus quelques semaines auparavant. Ça nous a donc touchés. Et toute la communauté musicale. Tout comme Eddie Van Halen, une énorme perte pour la communauté rock.
Alan : Mark Lanegan également, bien sûr. Mina avait beaucoup discuté avec lui. Ils échangeaient sur les réseaux sociaux.
Joey : À mesure que l’on perd ces artistes, on perd également une partie de la production musicale d’aujourd’hui. Tom Petty, David Bowie… Tous ces artistes majeurs ont eu un tel impact et on se demande qui sera le prochain. Ce sera nous ?

Ah non, pas question bordel ! (Rires)
Joey
 : Non, je ne parle pas de qui va mourir mais qui aura un tel impact. Tous ces artistes majeurs disparaissent un à un.
Alan : Et ils ne sont pas remplacés par la même qualité. Les groupes avec lesquels nous avons grandi ont écrit des albums légendaires qui n’ont pas été égalés par des groupes plus jeunes dont la popularité grandit grâce à Youtube ou TikTok.

C’est évident que depuis les années 2000, beaucoup moins d’artistes rock ont marqué l’histoire de la musique.
Joey : Il y en a très peu que je considère vraiment excellents comme Muse et le chanteur Matt Bellamy (NdR : pas toi, Joey…). Le bassiste aussi. Je pense que ce groupe a le potentiel pour avoir une grande influence, faire avancer la scène rock. Ils jouent fort, avec des musiciens incroyables…
Alan : Mais ils sont vieux aussi maintenant par rapport aux nouveaux groupes rock.
Joey : C’est ce que je veux dire, un par un, le pouvoir du rock s’amenuise.

Interview réalisée par Jonathan Lopez

Interview parue initialement dans new Noise #66, disponible sur commande.

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