The Saints – Long March Through the Jazz Age

Depuis la disparition en 2022 de Chris Bailey, son charismatique leader aux chaudes vocalises, The Saints semblait un chapitre clos. Et pourtant, l’année 2025 n’en finit pas de nous prouver le contraire tellement l’actualité est importante autour du groupe culte australien.
Tout d’abord, la réédition pour le Record Store Day du mythique EP paru en France chez New Rose en 1980 : Paralytic Tonight, Dublin Tomorrow. Un mini album qui a marqué une nouvelle étape dans la vie du groupe, suite au départ d’Ed Kuepper, le guitariste fondateur. Ce même Kuepper* a décidé de son côté de réactiver les Saints pour célébrer cinquante années de musique sur scène et notamment les trois albums légendaires que sont (I’m) Stranded (1977), Prehistoric Sounds (1978) et Eternally Yours (1978). La formation, appelée Saints ‘73 ‘78, compte quand même 50 % des membres originaux dans ses rangs, à savoir Ivor Hay à la batterie et Kuepper à la guitare. Épaulés par les très aguerris Mick Harvey (guitare, claviers), Peter Oxley (des Sunnyboys, à la basse) et Mark Arm (en bon remplaçant vocal de Bailey), cette nouvelle version des Saints écume les salles australiennes depuis l’année dernière et vient tout juste de se produire en Europe. Comme si cet hommage plutôt pertinent et le fait de voir le nom de Kuepper associé de nouveau à celui des Saints n’était pas déjà assez suffisant, voilà que 2025 réserve une dernière surprise. Fire Records a annoncé un nouvel album du groupe, Long March Through the Jazz Age, pour le 28 novembre, sous la forme d’une sortie posthume rassemblant les derniers enregistrements de Bailey (NdR : ils datent de 2018).
Il faut l’affirmer haut et fort : pour tout auditeur fan du timbre de Bailey, le réentendre à l’occasion de nouveaux morceaux est une grande aubaine. D’abord, parce qu’en plus d’avoir été le chanteur que l’on connaît, à la belle et puissante technique vocale, il était doublé d’un grand parolier. Capable d’écrire des textes qui flirtent avec la poésie désespérée, le double sens et les associations d’idées, et qui font le charme du rock le plus sombre et déglingué. Bailey et les Saints incarnent toutes les possibilités du spectre rock, du punk le plus énergique aux ballades alcoolisées de grande classe, une créativité hors du commun capable de grimper les plus belles cimes comme d’emprunter les plus sales impasses. À l’image de plusieurs autres groupes des année 70-80 en Australie, tels The Birthday Party/The Bad Seeds, Crime and the City Solution, The Scientists, Beasts of Bourbon, ils partagent l’envie d’explorer les mêmes terres fertiles, c’est-à-dire un rock à l’écoute de ses racines blues qui oscille entre déflagration sonore et amour du verbe (même le plus grossier). Quelque chose de spontané qui vient des tripes, du sang et de la sueur et qui se répand avec une chaleur communicative. Une musique qui a su tirer de l’énergie la plus brute, une position de standing et une belle poésie noire insolite.
Alors qu’en est-il de ces nouveaux morceaux ? Sont-ils à la hauteur de la légende des Saints ? Bien sûr, si l’on compare aux premiers albums, ceux-ci gagnent presque toujours haut la main, mais si l’on se place dans la continuité de ce que faisait Bailey lors des dernières années, on remarque de bien belles choses. Les premiers titres sont idéaux pour tout de suite renouer avec l’identité du groupe, ce savant mélange d’anciennes formules blues rock passées à la moulinette des enseignements et de la vitalité du punk. « Empires (Sometimes We Fall) » est une sorte de southern rock qui commence par une nappe de son et quelques notes éparses et timides, puis se déploie autour de jolis motifs de guitare, des arrangements subtils et des chœurs discrets qui l’inscrivent dans une mouvance pas si éloignée de l’alt-country pratiquée par les Walkabouts. Il y est question d’empires qui chutent et de gens qui se relèvent, de cycles et projets de vie qui se déploient pour finalement retomber, d’une philosophie générale qui a tendance à relativiser tout état définitif des choses. « Break Away » et « Judas » se font plus entraînants, très cryptiques et imagés dans leurs paroles. Encore une fois, ils sont le résultat de recettes qui mélangent les sources anciennes du rock à des forces nouvelles, afin d’atteindre un résultat toujours plus singulier. D’un morceau à l’autre, Bailey alterne les intonations et semble même parfois marcher dans les pas du regretté Jeffrey Lee Pierce. « Vikings » arrive alors et c’est déjà l’un des premiers sommets de l’album, le type même de la chanson de bar d’une élégance folle que l’on utilise comme porte-étendard de notre mal-être alors qu’elle comporte en son sein même le remède à nos inquiétudes. C’est un titre avec de l’amplitude qui fait naviguer très loin sans jamais en faire trop, car il reste à hauteur de « matelot » malgré son ambition épique. Le milieu de l’album est moins intéressant : sur « Gasoline », Bailey semble singer Mick Jagger dans un soft rock mid-tempo bien exécuté, mais un peu vieillot. « The Key » continue dans cette veine plus calme, avec une belle construction mélodique et un chant « alcoolisé » toujours agréable à l’oreille, mais l’ensemble peut lasser sur la durée. Le romantique « A Vision of Grace » et le psychédélique « Imaginary Fields Forever » convoquent l’image d’Adrian Borland, un autre grand artiste disparu qui avait, lui aussi, une science aiguë de la composition et l’art pour imaginer des paroles profondes qui correspondent parfaitement à la musique qui les porte. La comparaison pourrait être poussée plus loin puisque les deux ont aussi nourri un lien étroit avec les Pays-Bas dans leurs parcours. À partir de « Bruises », qui renoue un temps avec la candeur propre au style vocal de Jagger pour un résultat nettement supérieur à « The Key », l’album propose un dernier tiers qui va aligner de belles réussites. Avec ses arrangements travaillés, « Resurrection Day » a ce parfum de petit classique instantané, un morceau qui commence tel une comptine de bar pour devenir un hymne brandi à la face du monde lors de refrains entraînants. Encore une fois, le symbolisme est omniprésent, les significations multiples, les « saints » sont-ils vraiment en train de chanter et commémorer le jour de la résurrection ou de simplement célébrer la vie dans tout ce qu’elle a de plus absurde** ? Vient alors un nouveau sommet du disque, le morceau-titre « Carnivore (Long March Through the Jazz Age) » qui ouvre une piste quant à la présence incongrue du mot jazz sur la pochette d’un album des Saints. Dans la première partie, Bailey chante un peu à la manière d’un Jim Morrison apaisé, en mode crooner, sur une musique jazzy/bluesy plutôt appropriée, puis quand le socle s’intensifie lors de montées successives, il prouve encore une fois qu’il a la capacité à se hisser auprès des meilleurs chanteurs estampillés rock sombre. L’album se clôture par un joli titre, très traditionnel, qui propose de « continuer son chemin » malgré les embûches et le fait irrémédiable que « tout ce qui vit se décompose »…
S’il fallait encore le démontrer, l’Aussie rock***, celui qui prend directement sa source au milieu ou à la fin des années 70, a cette capacité à transformer l’ancien et le désuet en du pertinent et de l’adéquat. Malgré ses airs familiers, cette musique garde un côté indomptable, voire insoumis aux diktats de la modernité, une dimension sauvage qui lui permet de constamment revivifier les fondements des vieilles recettes du rock.
Julien Savès
* Kuepper avait un temps revisité les musiques de sa jeunesse au sein d’un groupe appelé The Aints !
** Il est intéressant de bien éplucher les paroles et les références religieuses (ou pas) qui parcourent l’ensemble des morceaux de l’album.
*** Bailey, comme beaucoup de ses contemporains, viendra créer et vivre en Europe. Malgré cela, ils gardent une forte identité australienne, comme si la culture européenne, voire américaine, n’arrivait pas à entièrement effacer leurs racines profondes.