Big Thief @ Cabaret Sauvage (Paris), 25/02/20

Publié par le 1 mars 2020 dans Live reports, Notre sélection

Je suis en nage dans un Cabaret Sauvage plein à craquer à proximité du bar et des journalistes musicaux. Je ne vois la scène que par intermittence. J’ai passé les deux dernières heures à courir pour attraper le Transilien, le RER E, le métro. Puis j’ai couru de la Porte de la Villette jusqu’au Canal de l’Ourcq pour arriver sur place avant le début du set de Big Thief. Existe-t-il salle plus loin de tout à Paris ? Je ne suis pas le seul à m’être fait surprendre par les derniers mètres, à en juger par la petite queue à l’entrée du chapiteau. Je reconnais un couple d’amis juste devant moi mais je n’arriverai jamais à remettre la main dessus au milieu de la foule. Après quelques tentatives infructueuses de me glisser au milieu de la masse des spectateurs pour m’approcher un peu, je finis par me poser derrière les consoles, un cameraman qui filmera les deux tiers du set me cachant occasionnellement la vue. Ces conditions, ainsi qu’une foutue sciatique qui me fait traîner de la jambe depuis près d’un mois, auraient pu me ruiner le concert de la dernière sensation du rock indépendant. Cerise sur le gâteau (façon de parler), j’ai vu passer la setlist, confiée aux ingénieurs son et lumière ainsi qu’à l’équipe de tournage et je vois donc le plaisir qu’apporte l’attente d’une chanson préférée me passer sous le nez. C’était compter sans la force de persuasion d’Adrianne Lenker et ses comparses. Dès les premiers accords de « Masterpiece », je sais que je vais assister à un concert énorme.

Déjà, il faut rendre hommage à la salle. Le champ de vision est certes limité sous ce chapiteau mais le son est parfait. La voix d’Adrianne, tour à tour fragile, autoritaire, éraillée, ressort magnifiquement ainsi que le son de sa guitare électrique demi-caisse, rond, plein, gorgé de saturation juteuse. On lit évidemment quantité de conneries sur les réseaux sociaux mais il faut quand même voir le nombre de fois où il y est écrit qu’elle chante ou joue faux. Alors, oui, c’est parfois faux, mais c’est faux comme du Neil Young. C’est donc faux en bien. On est d’ailleurs en territoire « crazyhorsesque » en début de set, celui-ci faisant la part belle aux deux premiers albums du groupe. La dynamique de la formation, déjà impressionnante sur disque, fonctionne ici à plein régime : basse précise, batterie en apesanteur. Ce n’est pas insulter Buck Meek que d’affirmer que son rôle est relativement limité par rapport à ses deux camarades. Sa guitare est un élément additif mais les textures qu’il tricote sont superbes. Visuellement, le groupe, spécialisé dans les excès en tous genres – le bassiste porte quand même un sarouel sur la pochette d’U.F.O.F., bordel – mais ce soir, ça va. Il y a des chemises à fleur pour Meek et James Krichvenia mais pour le reste, c’est sobre. Max Oleartchik a opté pour le noir et Lenker est superbe dans un style années 30 – pantalon et t-shirt larges. Rien ne se mettra donc sur le chemin de la musique, et quelle musique ! Je pourrais écrire deux paragraphes sur le plaisir qu’il y a à regarder Krichvenia, l’élégance de ses mouvements sur les fûts, son regard empathique sur chacun de ses camarades, la passion qu’il met à assurer – superbement – les chœurs. Le groupe joue quelques inédits, ne retenant de Two Hands que les moments les plus intenses. « Forgotten Eyes » et « Shoulders » sont joués à la grande joie du public mais il est clair que la chanson que tout le monde attend est « Not ». Elle viendra en milieu de set et ne décevra pas, Lenker y effectuant un solo minimaliste mais intense. Quant à U.F.O.F., il n’est abordé qu’à la toute fin, avec un « Orange » joué en solo acoustique et le combo « Contact » / « Cattails » (ce dernier absent de la setlist) en guise de final.

En interview, à l’occasion de la sortie de Two Hands, Buck Meek déclarait « à ce stade, c’est comme si nous nous touchions l’un l’autre ». En concert, dans une ambiance moite de communion, cette tactilité semble gagner l’ensemble du public. C’est comme si le millier de spectateurs présents voulait monter sur scène, entourer le groupe de son affection. Il est bien clair que Big Thief évite le type de clichés rock qui dominent lorsqu’une frontwoman est entourée d’une poignée d’hommes. Avec ses vêtements trop larges et son crâne régulièrement rasé – pas ce soir, cependant – Lenker cultive son androgynie. Meek, Oleartchik et Krichvenia, quant à eux, s’éloignent visiblement, tant par leur gestuelle précieuse que par leur attitude bienveillante, de ce que l’on nomme désormais « la masculinité toxique ». Ici, donc, la sensation d’intimité, entre les membres du groupe d’une part, et entre le groupe et son public d’autre part, n’est pas de l’ordre de la tension sexuelle mais plutôt de la hug party, voire de la thérapie collective. Tout le long, j’aurai entendu les mouches voler, tant le public semblait fervent et hypnotisé. Si je n’avais pas vu passer quelques pintes, j’aurais pu croire que le bar avait fermé pendant le set. Même depuis le fond de la salle, je sens que les larmes coulent chez certains spectateurs des premiers rangs et que les gorges sont serrées. Au moment où le groupe remonte sur scène pour jouer « Paul », un ange passe. Lenker, d’une voix chevrotante, visiblement très émue, ânonne « merci, d’être venus, c’est, c’est… ». Un des membres du groupe poursuit alors « c’est pour cela que nous sommes ici… ». Adrianne se frotte l’œil d’un geste rapide et répète « c’est pour cela que nous sommes ici… prenez grand soin de vous… ».
Un peu plus tôt dans le set, présentant l’équipe qui les entoure, insistant sur le fait qu’elle est une partie intégrante du groupe, Lenker nous avait appris que son frère est la personne qui tient le merch. Le concert fini, j’entends bruisser la rumeur – « Tu crois que c’est vrai ? Dis, on peut lui parler ? ». Je passe au stand, échange quelques mots avec l’intéressé. Encore envahi par l’enthousiasme ambiant, j’ai envie de lui dire que sa sœur est meilleure que Jésus et lui demander de l’embrasser très fort pour moi. Mais ma pudeur reprend le dessus et au lieu de cela, je me contente d’acheter le premier album solo de l’artiste et de l’enfiler dans mon tote bag avant d’aller retrouver l’humidité glaciale de la nuit parisienne et mes douleurs à la jambe, que j’avais pourtant réussi à oublier deux heures durant.

PS : merci à mon ami Ivan sans lequel assister à ce moment de grâce n’aurait sans doute pas été possible.

Yann Giraud

Setlist : Masterpiece – Capacity – Forgotten Eyes – Shark Smile – Real Love – Mary – Two Rivers – Haley – Replaced – Not – Black Diamonds – Shoulders – Mythological Beauty – Orange – Pretty Things – Contact – Cattails.
Rappel : Paul

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