Wednesday – Bleeds

Posted by on 19 septembre 2025 in Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Dead Oceans, 19 septembre 2025)

« J’ai peur des Américains », chantait Bowie il y a déjà trente ans. Et de la faire sur scène avec Sonic Youth, le plus grand groupe indie US de l’histoire. Il est là, le paradoxe. L’Amérique effraie tout autant qu’elle séduit et fascine. Aujourd’hui, elle déraille totalement et sombre dans l’autoritarisme le plus abject. Peut-on encore aimer les Américains ? Peut-on encore écouter le rock alternatif des 90s, l’americana des années 2000 ou le post-rock emo des années 2010 sans ressentir une pointe de culpabilité ? Faut-il se résigner à écouter Blur et Oasis, Fontaines D.C. et Shame ? Ou, au contraire, faut-il resserrer les liens avec cette Amérique éternelle qu’on aime et dont la pop culture a façonné la majeure partie de nos goûts musicaux au cours des dernières décennies ?

Avec Wednesday, on n’hésite pas trop. Ils viennent d’Asheville, la ville la plus hippie de Caroline du Nord, récemment suppliciée par de terribles inondations. Le candidat républicain d’alors en a d’ailleurs profité pour blâmer le gouvernement, qui avait été lent à réagir. Aurait-il fait mieux ? À voir ce qu’il en est actuellement, rien n’est moins sûr. Bon, résultat : Trump l’a emporté en Caroline du Nord mais ses habitants, jamais avares en paradoxes, ont élu un gouverneur démocrate. À Asheville, il y a peu de chances que la droite (extrême) ait eu beaucoup de crédit. La ville est habitée par des artistes et des intellectuels, peu enclins à voter pour le camp conservateur. Comme les villes du Triangle dans le même État (Raleigh–Durham–Chapel Hill), lesquelles abritent des groupes comme Superchunk et The Mountain Goats, Asheville est un îlot de santé mentale. Bref, on ne doute pas que le groupe ait le cœur à la bonne place.

Tenez, par exemple, MJ Lenderman, le guitariste, vient de participer à une opération récente – annoncée hier, en fait – visant à rendre sa musique inaccessible sur les plates-formes de streaming en Israël. Certes, on peut tout aussi bien affirmer que, compte tenu de ce qui se passe dans son propre pays, Lenderman aurait intérêt à se concentrer sur les affaires intérieures mais, bref, vous voyez l’idée.

Mais parlons plutôt musique : Lenderman, justement, n’est plus l’une des forces motrices du groupe, laissant le champ libre à Karly Hartzman, avec qui il ne forme plus un couple à la ville. Le guitariste a annoncé aussi se mettre en retrait. Il n’assurera sans doute pas les tournées du groupe. Pourtant, il a clairement participé à l’album et les deux voix de Lenderman et Hartzman se mêlent harmonieusement sur « Elderberry Wine », le magnifique morceau d’americana qui constitue, selon moi, le sommet de cet album.

Pour le reste, c’est d’abord et surtout Karly qui se situe au centre du disque : ses mélodies, sa fougue, son écriture précise témoignant de son sens de l’observation. Elle parle d’accidents, de suicides, de la vie dans une Amérique un peu paumée, de la manière dont les kids de sa génération essaient de s’en tirer loin des grandes villes. Mais elle n’est pas seule : autour d’elle, c’est un feu d’artifice de guitares saturées, de rythmiques flamboyantes et, surtout, de pedal steel. Quel instrument incroyable, surtout quand il est manié de main de maître par l’excellent Xandy Chelmis, que l’on retrouve évidemment sur les disques de MJ Lenderman en solo.

C’est qu’il y a juste tout ce qu’on aime dans Wednesday : on trouve les grattes de Built to Spill ou de Dinosaur Jr., le shoegaze mélancolique, parfois désespéré, de DIIV ou Nothing et la country alternative de Wilco ou de Giant Sand, le tout saupoudré d’un esprit féministe fougueux dans l’esprit de Phoebe Bridgers ou Soccer Mommy. C’est sans doute l’album où toutes ces facettes se mélangent le plus harmonieusement, où les déraillements vocaux de Karly filent le plus la chair de poule (la fin intense de « Pick Up That Knife », la sublime ballade « Carolina Murder Suicide »), où les guitares qui implosent laissent le plus aisément place à la country des grands espaces (« Phish Pepsi », sans doute leur morceau le plus traditionaliste à ce jour, qui fait un peu penser au Grateful Dead). Bref, c’est une réussite et un émerveillement du début à la fin.

Deux semaines après Double Infinity de Big Thief, c’est donc un deuxième message d’amour – ou de détresse ? – que nous envoie le folk rock américain haute couture. À nous de nous en saisir.

Yann Giraud

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *