Emma Ruth Rundle – Engine of Hell

Publié par le 4 novembre 2021 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(Sargent House, 5 novembre 2021

Depuis que j’ai découvert son groupe Marriages à la faveur d’une chronique prometteuse dans New Noise puis d’une vidéo Audiotree glanée sur la toile, j’ai pour tout ce que sort l’artiste / chanteuse / compositrice / multi-instrumentiste Emma Ruth Rundle un profond intérêt. Au départ, ça partait de pas grand-chose. À l’époque, ERR jouait sur une Gibson SG faded worn brown, dont elle tirait un son magnifique. J’avais exactement la même guitare et ce que j’en tirais me semblait terriblement banal à côté. J’ai dû regarder le live de Marriages une bonne dizaine de fois rien que pour cette raison : comprendre comment elle faisait cela. Il y avait donc cette guitare mais aussi sa manière de poser sa voix avec un mélange de force et de vulnérabilité que l’on rencontre finalement assez peu souvent, à ce niveau du moins. Puis est venu Marked for Death, son deuxième disque non-instrumental en solo, sorti peu de temps après, et l’intérêt s’est mué en franche affection. Posant avec l’air un peu perdu, Emma Ruth Rundle y apparaissait comme une fille cassée et ses jambes non épilées, dévoilées sur la pochette – et parfois moquées sur les réseaux sociaux par de tristes sires à qui je souhaite une vie misérable -, nous révélaient quelque chose de sa personnalité, semblant dire « non, ça ne va pas super bien, et non, je n’ai pas l’intention de donner à ce mal-être une forme romanticisée ». Rundle a beau sortir ses disques sur le même label que Chelsea Wolfe avec laquelle elle a fait un très beau duo, il est très clair que si elle partage une partie de l’esthétique de sa consœur, elle n’a rien d’une icône gothique – j’y reviendrai dans la suite de cette chronique. Évidemment, je n’ai pas aimé Marked for Death que pour sa pochette, même si comme le dit je-ne-sais-plus-qui (ah si, Victor Hugo…), « la forme c’est le fond qui remonte à la surface » et que cette pochette était la parfaite illustration du propos de l’album : un folk/rock sombre, très personnel, où elle parlait sans trop de filtre de ses douleurs et de ses anxiétés, sur des chansons globalement très marquantes (« Protection », « Hand of God », « Heaven »).

Le disque suivant m’a un peu moins emballé. Entourée d’un véritable groupe – Jay Jayle, dont elle épousa le leader Evan Patterson -, Emma Ruth Rundle aurait pu enfoncer le clou du disque précédent en poussant plus loin le côté sombre de sa musique. Cependant, peut-être parce que les compositions n’étaient pas aussi marquantes que sur le précédent, il m’est apparu comme une version peaufinée, et globalement moins réussie du précédent. En fait, l’apport du groupe qui l’accompagnait m’est alors apparu à ce point négligeable que j’ai largement préféré au disque sa prestation en solo en première partie de Chelsea Wolfe au Trabendo en 2018. Dans ce cadre dépouillé, ses compositions gagnaient paradoxalement en intensité. Pour un virage sonique radical, il aura alors fallu attendre la collaboration avec Thou. Dans ce contexte « doom », avec des guitares ultra saturées et lourdes, et en compagnie du hurleur Bryan Funck, j’ai retrouvé une partie de la puissance qui me manquait sur On Dark Horses. Cependant, il était difficile de se faire une idée à partir de ce disque d’où en était ERR, puisqu’il s’agissait de compositions collectives, faisant suite à une collaboration pour le festival Roadburn, et que donc ce n’était pas l’occasion idéale pour le genre de songwriting confessionnel dans lequel l’article excelle. Allait-elle mieux ? Le mariage et l’entourage de musiciens dévoués à sa cause avaient-ils réussi à calmer les pulsions destructrices de l’artiste ?

L’écoute de ce premier album post-confinement ne nous donne malheureusement pas de très bonnes nouvelles. Récemment divorcée et retombée dans toutes formes d’addictions, Emma Ruth Rundle a même effectué un court séjour en institution psychiatrique avant de se décider à quitter le Kentucky pour retourner sur la côte Ouest, à Portland. À vrai dire, la rechute dont il est question sur ce disque ne m’étonne pas beaucoup. Sur un documentaire sorti à l’époque de la sortie de On Dark Horses, j’avais trouvé que la tristesse du personnage tranchait terriblement avec ce qui semblait lui arriver (mariage, nouvel album, déménagement, etc.). Il est évident que la mélancolie qui habite Emma Ruth Rundle est bien plus profonde que cela, qu’elle remonte sans doute à l’enfance. Et c’est de ce thème dont il est principalement question sur Engine of Hell, un disque bouleversant, le plus frontal et dépouillé qu’ait sorti l’artiste à ce jour. Sur celui-ci, Rundle a souhaité s’accompagner, outre de sa guitare, d’un piano, l’instrument dont elle avait appris à jouer durant l’enfance et qui la ramène à ces années-là. Cet instrument semble avoir fait ressurgir des détails d’une vie cabossée, où il est question d’abus, de traumatismes et même de mort. Voilà donc les sujets qui dominent un disque dont on ne cherchera cependant à faire l’exégèse. Il y a beaucoup de métaphores mais aussi des passages très terre-à-terre, où il est question de clinique, de méthadone, de brancards, etc. Si le disque s’arrêtait à cela, il présenterait un intérêt quelque peu malsain mais, voilà, il y a quelque chose d’autre : d’abord, malgré son côté dépouillé tant des chansons que des arrangements, c’est peut-être le disque qui sonne le plus gros qu’elle ait jamais fait. Je l’ai écouté plusieurs fois sur un baffle et les basses du piano, notamment, ont maintes fois fait trembler le meuble métallique sur lequel celle-ci est posée. La guitare, aussi, à ce son très présent, qu’elle n’avait pas sur Marked for Death. Cette lourdeur du son renforce le côté grave des chansons et les rend encore plus touchantes. À l’inverse, la voix d’ERR, elle, se promène entre le premier et le second plan sur ces morceaux, ce qui donne beaucoup de dynamique. Apparemment, elle et son producteur Sonny Diperri ont décidé que les morceaux à la guitare devaient être enregistrés en une prise avec la voix et la guitare jouées simultanément et ça s’entend pas mal, ce qui rapproche le disque de ses prestations en solo. Mais au-delà de la production, ce qui marque ici, ce sont les chansons : le niveau de songwriting sur ce disque est extrêmement élevé, peut-être plus encore que sur Marked for Death. Rundle ici arrive à poser des sentiments âpres sur des mélodies limpides. Sur « Return », qui ouvre l’album, on pense par exemple à Mark Hollis ou Shearwater. Lorsqu’arrive ce qui ressemble à une forme de refrain – difficile d’employer ce terme pour des morceaux qui n’ont certainement pas l’ambition de faire chanter les foules -, c’est comme si une lumière semblait enfin percer dans une pièce sombre. Ce procédé, ERR va le répéter plusieurs fois sur les sept morceaux suivants, permettant à un disque qui serait sans doute insupportable de crudité claustrophobe de s’accorder quelques furtives embellies.

Sur le dernier morceau, « Afterlife », Rundle évoque le thème de la mort, préalable à une forme de réinvention. On a envie d’espérer que ce soit cathartique, mais compte tenu de ce qui nous est présenté dans l’album, on n’ira pas jusque-là. Car si quelque chose caractérise le disque, c’est bien sa proximité non pas tant avec les icônes gothiques modernes que sont Chelsea Wolfe ou Lingua Ignota qu’avec quelques grandes figures un peu déglinguées de l’americana : Townes Van Zandt, Jason Molina, Kristin Hersh ou Lisa Germano. Certaines d’entre elles s’en sont sorties et ont su trouver dans la musique une forme d’exutoire, d’autres cependant ont succombé à leurs addictions et à leurs dépressions. Je n’ai pas l’impression que ce disque nous livre la fin de l’histoire. En interview, Rundle a affirmé aller mieux mais elle n’a pas non plus dit que ses démons étaient derrière elles. Il y a chez les auditeurs que nous sommes une forme de culpabilité à se pâmer devant un disque aussi fort et émouvant mais habité par tant de souffrance. On en viendrait presque à espérer que la prochaine fois, elle nous bouleverse un peu moins et cesse alors de souffrir.

Yann Giraud

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