Interview – Kurt Vile

Publié par le 28 novembre 2018 dans Interviews, Notre sélection, Toutes les interviews

Mine de rien, depuis qu’il a quitté les War On Drugs et s’est consacré à son aventure en solo, rejoignant Matador au passage, Kurt Vile s’est imposé comme l’un des noms qui comptent de la scène indie rock actuelle. Auteur d’un septième album extrêmement généreux et varié, le philadelphien semble plus épanoui que jamais et en maitrise totale de son sujet. On imaginait rencontrer un homme posé, réservé et passionné et c’est exactement comme cela qu’il nous est apparu. Une réserve naturelle qui, entre deux confidences sur Bottle It In et sur ses angoisses, n’a pas empêché son visage de s’illuminer à l’évocation de sa ville de toujours ou de ses vieilles idoles…

 

“Je sais que c’est un album bizarre mais ça me va, je suis un mec bizarre (rires).”

© Jo McCaughey

 

Bottle It In est un album très long avec trois chansons autour des 10 minutes. A quoi est-ce dû ? Tu te sens plus libre que jamais dans ta façon de composer aujourd’hui ?
Oui, d’une certaine manière. Mais ce n’était pas une grosse surprise pour le label, j’avais déjà fait de longs morceaux sur Wakin On A Pretty Daze. C’est vrai que je m’autorise à ne pas toujours trop structurer mes morceaux. C’est une liberté mais c’est aussi tout simplement un des aspects de ma musique.

Quand tu as commencé à composer, c’était déjà planifié dans ton esprit ou c’est simplement ce qui t’est venu naturellement ?
Non, j’avais vraiment le truc en tête. J’avais déjà les chansons. Je ne suis pas allé en studio pour jammer et voir ce que ça donnerait. J’avais déjà écrit les paroles aussi. Il y a des moments où j’ai pu me laisser aller, notamment sur les longs passages instrumentaux, les solos de guitare qui ont rendu certains morceaux plus longs. Mon amie Mary Lattimore a joué de la harpe sur « Bottle It In », donc je suis un peu revenu sur ce morceau. C’est mon préféré parmi ceux de 10 minutes. Je pensais le réduire, ce fut le cas pour chacun d’entre eux d’ailleurs, « Bassackwards », « Bottle It In », « Skinny Mimi ». Je pensais les réduire mais je me suis attaché à chaque partie donc j’ai tout gardé !

Et même si toi tu savais ce que tu faisais, le label (Matador) ne t’a pas dit « oooh c’est trop long, gardons des chansons pour le prochain album ! » ?
Non, honnêtement je m’attendais à ce qu’ils me disent ça mais je pense qu’ils se sont habitués maintenant. C’est très cool qu’ils me laissent faire ce que je veux !

Oui, parce que tu es un artiste confirmé maintenant ! Il y a beaucoup de sentiments contraires sur ce disque : des morceaux très accrocheurs, de longs jams comme on le disait, des passages très cool, d’autres très mélancoliques. Ça me semble assez bien résumer l’artiste que tu es mais tu n’as pas eu peur de trop t’éparpiller ?
Non ce n’était pas une crainte. J’ai déjà sorti huit albums (nous on en compte sept, ndr). Il y a un peu de tout mais je ne pense pas qu’il manque de cohérence, tout a sa place. Je sais que c’est un album bizarre mais ça me va, je suis un mec bizarre (rires).

C’est un disque qui reflète ta façon d’être au moment de l’enregistrement, avec beaucoup de hauts et de bas ?
Oui, complètement. Il y a « mon côté obscur » qu’on ressent aussi sur ce disque. Mais il n’est pas si sombre non plus. Parfois je buvais pas mal de bières au studio jusqu’à 5h du mat’ et ça a donné certains les morceaux les plus sombres ou les plus bizarres. Mais bien sûr, ces enregistrements ont capturé mes états d’esprit du moment.

Beaucoup de morceaux écrits pour B’Lieve I’m Goin’ Down n’ont pas été gardés. Certains se sont retrouvés sur le nouveau ?
Non, pas vraiment. C’est le cas de « Loading Zones » que j’avais écrit et essayé d’enregistrer à l’époque. Mais c’est le seul en fait. Pour celui-ci encore, il y a beaucoup de morceaux inexploités, je sortirai des albums compilant tous ces inédits. D’ici deux ou trois ans.

Tu en as combien en stock ? Une trentaine ?
Je dirais plutôt 20 morceaux solides environ, il faut que je regarde ça.

Tu as commencé la musique au banjo. Tu as incorporé un morceau avec cet instrument sur B’lieve I’m Goin’ Down, c’est encore le cas ici. Tu ressentais le besoin de revenir à tes racines musicales ?
Oui, complètement. J’aime revenir à mes racines et tracer un nouveau chemin, essayer des choses que je n’avais pas vraiment faites jusque-là et que peu de gens font d’ailleurs. C’est une grande partie de « ma quête ».

Pourquoi ça t’a pris si longtemps de revenir à cet instrument ?
Ça fait un moment en fait que je tente de m’y remettre. J’ai commencé le banjo en 1994, je l’ai un peu mis de côté pendant un moment mais dès les années 2000 j’ai essayé d’en incorporer dans ma musique. Il y en a un peu en fond dans « Heart Attack » sur Childish Prodigy (sorti en 2009, ndr). Et j’ai essayé de faire des morceaux au banjo sur les deux albums suivants. J’en ai enregistrés à l’époque de Smoke Ring For My Halo mais je ne les ai pas sortis. Sur B’lieve I’m Goin’ Down c’est effectivement la première fois qu’un morceau était construit autour du banjo (sur « I’m An Outlaw », ndr).

Sur l’album précédent tu avais une histoire et un attachement particuliers autour de « Wheelhouse ». Y a-t-il un morceau sur ce dernier album qui a une signification particulière pour toi ?
Oui le morceau-titre « Bottle It In ». Un morceau « californien », beaucoup de gens géniaux jouent dessus. Ça s’est fait un peu tout seul. J’ai enregistré les « backtracks » sur des claviers bizarres chez moi puis j’ai rejoint les Sadies, un groupe que j’adore. Stella Mozgawa y joue de la batterie. Elle jouait pendant que je chantais live dans la pièce d’à côté et que je jouais le solo de claviers, et puis il y avait des cuivres… Tout a été capturé sur le moment et Mary Lattimore a ajouté de la harpe, en une seule prise. Cass McCombs est venu cette nuit aussi pour enregistrer des voix. C’est un morceau vraiment spécial, tous ceux qui ont joué dessus étaient hyper impliqués, on n’y a pas passé très longtemps, c’était vraiment spontané. C’est un peu la même chose que pour « Wheelhouse ». C’est comme si ça nous était tombé dessus.

Et donc tu te gares gratuitement à Philadelphie (il clame « I park for free » sur le refrain de « Loading Zones ») ! Qu’est-ce qui s’est passé, tu as reçu beaucoup d’amendes récemment et tu voulais te venger ?
Non, des fois tu te fais griller et tu te prends des amendes. J’en ai reçues beaucoup à Philadelphie. Dans cette chanson, je proclame « je me gare gratuitement » comme si je ne pouvais pas être arrêté par les flics, ou du moins les pervenches. L’idée c’est de se garer dans les parkings payants et de partir juste avant que le temps soit écoulé parce que je connais ma ville comme les doigts de ma main.

Tu parviens à faire la même chose à Paris ? Si t’as des conseils…
Non ! Il faut vraiment connaitre parfaitement sa ville.

Cette chanson est donc un hommage à Philadelphie, la ville où tu vis que tu appelles affectueusement « dirty little town ». Qu’est ce qui rend cette ville si particulière ?
Mon regard est biaisé parce que je suis de là-bas donc je suis vraiment le mec de Philadelphie typique. Les philadelphiens sont assez directs, et peuvent être casse-couilles. Mais j’y ai beaucoup d’amis et les gens sont aussi très attentionnés. C’est une ville où on fait attention aux autres, où les gens bossent dur avec beaucoup de cols bleus. Mon père a conduit des trains. Avec toute ma famille (qui est très grande), on a déménagé à un endroit très sympa, c’est toujours en ville mais au bord de la campagne donc c’est un peu le meilleur compromis possible. J’ai besoin d’être en lien avec mes racines, je voyage pour mon travail mais j’aime toujours y revenir.

Tu pourrais y vivre toute ta vie ?
Ce sera sûrement le cas. Mais j’aimerais également avoir une maison ailleurs, si je peux me le permettre.

Tu as beaucoup voyagé d’ailleurs pour ce disque, et travaillé avec différents producteurs, comme tu l’avais fait pour B’lieve I’m Goin’ Down. C’est une nécessité pour toi de voyager pour avoir de l’inspiration et écrire de nouveaux morceaux ?
Non je n’en ai pas forcément besoin. Des fois je suis même fatigué de voyager autant, c’est inspirant bien sûr mais revenir chez soi peut aussi aider à écrire. Mon quotidien, être à côté de mes proches, ça m’aide aussi. J’écris quand l’inspiration vient, où que je me trouve.

Mais tu as du mal à réserver un studio pour deux semaines et y enregistrer un album entier.
Je l’ai déjà fait et je ne le recommande pas. C’est trop long ! C’est déprimant.

Il y a des invités de choix sur ce disque. Kim Gordon, Cass McCombs…
Oui je les admire tous les deux. J’ai vu Kim avant d’enregistrer à un concert de Steve Gunn à Los Angeles et elle m’a dit « si tu veux un accompagnement à la guitare acoustique… », j’ai dit « putain oui, carrément ! ». Cass, je l’ai invité parce que c’est un compositeur brillant, j’adore sa voix, il était dans le coin donc je lui ai demandé s’il voulait passer. C’est Rob Schnapf (producteur, entre autres, d’Elliot Smith, Beck, Fu Manchu, Guided By Voices, ndr) qui a enregistré cette session, il avait déjà fait « Pretty Pimpin » et là il a fait « Bottle It In », c’était déjà lui qui avait enregistré le dernier album de Cass McCombs, Mangy Love, que j’adore. C’est grâce à ce disque que j’ai voulu travailler de nouveau avec Rob Schnapf.

 

“Je suis sûr que je ferai un album de rock énervé un jour. Ce ne sera pas forcément sur mon prochain album mais j’aimerais le faire oui.”

© Jo McCaughey

 

La musique que tu joues est très calme et apaisée mais tu apprécies également des groupes plus énervés, plus noisy. Tu as invité Kim Gordon sur ce disque, tu as déjà joué avec Thurston Moore, J Mascis… Ça t’intéresserait de jouer de nouveau, comme avec ton premier groupe, des morceaux plus bruyants et d’avoir ainsi ces deux aspects, comme peut l’avoir Neil Young par exemple ?
On fait déjà clairement du ROCK avec mon groupe, sur scène notamment. Mais je ne risque pas de reformer mon premier groupe…

Non je ne pensais pas à ça. Mais ça pourrait être à l’occasion d’un side project par exemple…
Je suis sûr que je ferai quelque chose dans ce genre-là un jour. Ce ne sera pas forcément sur mon prochain album mais j’aimerais le faire oui.

Au début de ta carrière, tu avais un son très lo-fi, principalement dû au manque de moyens. Est-ce envisageable pour toi aujourd’hui de revenir à ce type de production assez minimaliste ?
Oui, ça ne sonnera pas de façon aussi merdique qu’à l’époque mais j’adorerais. J’essaie de monter mon propre studio pour revenir aussi à mes bases. J’ai déjà l’équipement mais tout n’est pas installé. Mais il y a tout le temps des tragédies ! Des problèmes de plomberie, des mouches, des inondations ! En tout cas, je travaille dans cette optique. Je compose déjà chez moi de cette façon mais je n’ai jamais encore enregistré dans mon studio, je vais revenir à ce type de productions.

Tu envisages déjà de le faire sur le prochain album ?
Oui, je vais essayer !

Et tu aimerais le produire toi-même ou tu vas quand même demander des coups de main extérieurs ?
Je vais demander de l’aide, au moins pour débuter. Tous mes musiciens, notamment Kyle Spence (son batteur, ndr) et Rob Laakso (son bassiste, ndr) sont des techniciens pros. Ils sont très bons. Et Jesse Tribovitch (le guitariste, ndr) qui vit à Philly est un vrai passionné, je lui demanderai son aide aussi.

Sur ce disque, tu chantes à propos de ta peur de mourir, ta peur des avions, ta peur de mourir dans un avion (rires)… C’est autobiographique, ce sont de vraies phobies ?
Oui j’ai vraiment peur dans l’avion, et peur de mourir… Ça va un peu mieux par rapport à quand j’ai écrit ces paroles mais ça m’arrive encore de paniquer dans l’avion.

Surtout que tu dois le prendre très souvent. Du coup tu bois dans l’avion, comme tu nous le racontes dans le morceau !
C’était ça le plus compliqué : arrêter de boire dans l’avion. Mais j’ai réussi quand je suis parti en vacances avec ma famille, puis je n’ai pas bu pendant deux semaines. Et là, pour venir, je n’ai pas bu non plus. Bon, j’ai pris un demi Valium (rires). Je vais mieux là, j’avais besoin de ralentir sur la boisson.

Plus généralement, tu écris beaucoup sur ta façon d’être, sur ce que tu ressens ?
Oui, tout est autobiographique, même quand c’est bizarre ou psychédélique. Il y a toujours des éléments autobiographiques, que je peux tordre un peu ensuite.

Quand tu chantes « hey mom, look at me now » sur « Hysteria », ça signifie « regarde tout ce que j’ai accompli » ?
En partie mais c’est aussi un sentiment doux-amer, un peu ironique. Oui je suis content de ce que j’ai accompli mais aussi terrifié… de mourir ou des avions (rires). Je vais faire une dépression (rires).

 

“Je crois que les deux personnes avec qui je serais le plus terrifié à l’idée de jouer c’est Neil Young et Nick Cave (rires) !”

© Jo McCaughey

 

Tu chantes souvent à propos de tes filles ou de ta femme. Ça t’a beaucoup changé en tant que personne et artiste d’avoir ces deux enfants ?
J’ai écrit des chansons sentimentales à propos d’elles très vite. Quand ma première fille est née, j’ai tout de suite écrit « In My Time ». C’est vraiment une réflexion sur le fait de devenir père. Il y en a d’autres, comme « Early Dawnin ». Toutes tes perspectives changent, et tu te fais du souci pour les autres, au lieu de ne te préoccuper que de toi-même ce qui n’est pas très sain… Mais c’est facile à dire maintenant que j’ai des enfants (rires).

Et tu fais toujours de longues tournées. C’est ce que beaucoup d’artistes préfèrent mais n’est-il pas difficile d’être séparés aussi longtemps de tes proches ?
Au début, c’est dur de faire de si longues tournées. Mais il faut le faire, il faut capitaliser sur les sorties d’albums. J’adore jouer en live avec mon groupe, c’est très brut et on est devenu un groupe très solide. J’ai hâte de donner des proportions épiques sur scène aux morceaux de ce nouvel album.

Qu’as-tu appris de ta collaboration avec Courtney Barnett ?
C’étaient de supers moments, on est devenus très bons amis. C’est très simple de travailler avec elle, on arrive bien à rebondir sur les propositions de l’autre.

Vous pensez déjà refaire un album ensemble ?
Non je ne pense pas refaire un disque avec elle. On retravaillera forcément ensemble mais pas sur tout un album. Mais on ne se met aucune pression, on est tous les deux très occupés.

Avec qui d’autres tu aimerais collaborer le temps d’un album ? Kim Gordon, par exemple avec qui tu t’entends très bien ?
Oui bien sûr avec Kim. J’adorerais travailler aussi avec David Berman de Silver Jews, on se parle parfois. J’adorerais donner un coup de main à John Prine sur un disque. Ce serait cool de jouer avec Neil Young même s’il me terrifie. Et Nick Cave ! Je crois que les deux personnes avec qui je serais le plus terrifié à l’idée de jouer c’est Neil Young et Nick Cave (rires) !

Ils ont l’air assez sympas, pas si terrifiants !
Non, ce sont des types bien je crois mais juste parce qu’ils sont légendaires !

Tu as joué en ouverture d’un concert de Neil Young d’ailleurs, devant 90 000 personnes !
C’était excitant mais j’étais vraiment nerveux. Je ne bougeais presque pas. Ce n’était pas incroyable mais c’était pas mal.

Et donc tu as eu peur d’aller lui parler (rires) ?
J’ai toujours un peu peur. Mais je l’ai déjà rencontré plusieurs fois, très brièvement. Il ne s’en rappelle probablement pas. Un jour, peut-être que j’arriverai à garder mon sang-froid et à avoir une conversation normale avec lui.

Tu as lu son autobiographie ? J’ai lu que tu adorais lire des autobiographies d’artistes.
Je n’ai pas lu son autobiographie mais j’ai lu Shakey (biographie signée Jimmy McDonough, ndr). Oui j’en lis beaucoup mais ces derniers temps je lis principalement des livres sur la country, le rockabilly, le rock’n roll primitif. Les artistes country sont incomparables, ils sont un peu fous, ce sont de supers bons guitaristes.

Pourquoi cette passion pour ce type de livres ? Tu cherches à comprendre le cheminement des artistes pour mieux donner un sens à leur musique ?
Non, même si c’est toujours cool de savoir ça. Honnêtement, la partie la plus pénible c’est toujours l’enfance. Ce n’est pas très excitant. Mais quand ils commencent à écrire de la musique… Ça m’intéresse parce que c’est ce que je fais ! Et je suis vraiment un nerd de la musique. C’est inspirant de lire les voyages musicaux d’autres artistes, les drames, la drogue, l’alcool… Il y a toujours quelque chose. Et tu découvres tous ces gens qu’ils ont côtoyés. J’ai lu l’autobiographie de George Jones, c’était très cool et j’ai découvert plein d’autres artistes country.

Personne ne t’a jamais proposé d’écrire ton autobiographie ?
Non ! Ce serait vraiment stupide de faire ça !

Tu es un peu trop jeune.
(Rires) Vraiment stupide de faire ça maintenant.

 

Interview réalisée par Jonathan Lopez, à lire également dans New Noise n°46 (novembre-décembre 2018).

Merci à Sébastien Bollet de Beggars.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *