Michel Cloup Duo & Pascal Bouaziz – À la ligne – Chansons d’usine

Publié par le 16 mars 2021 dans Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Ici d’ailleurs, 11 décembre 2020)

D’après le Roman de Joseph Pontus (1978 – 2021)
À la ligne, feuillets d’usine – Editions de la Table Ronde

Nous sommes le 27 février. J’avais depuis longtemps coché cette date dans l’agenda de l’espoir. Celui de voir (enfin) un concert. Annulé forcément, pour cause de vous savez quoi. C’était pour un concert au Noumatrouff (Mulhouse). Michel Cloup Duo avec Pascal Bouaziz (Mendelson, Bruit Noir). Pour leur disque-projet adapté du roman de Joseph Pontus (le nom d’auteur de Baptiste Cornet), À la Ligne, livre que j’espérais pouvoir trouver au merch avec le disque. Le 24 février, on apprenait malheureusement le décès de l’auteur, à l’âge de 42 ans des suites d’un (putain de) cancer. RIP. Je me suis procuré le livre, l’ai dévoré, adoré, et l’envie de partager cette découverte est vite apparue. J’étais intrigué quand j’avais eu connaissance de ce projet de Michel Cloup d’adapter en musique un roman. Initialement prévu avec Miossec, c’est finalement Pascal Bouaziz (et Julien Rufié, le batteur habituel de Michel Cloup) qui l’épaulera dans cette démarche louable, et pas si fréquente, de faire rencontrer littérature et rock.

Une fois n’est pas coutume, cette chronique va donc concerner autant un disque qu’un livre. À la ligne est un roman autobiographique qui raconte le parcours de Joseph Pontus, un éducateur, suivant sa compagne dans une région, la Bretagne, où ne trouvant pas de travail dans son domaine d’activité, il se résout, pour subsister, à enchaîner les contrats d’intérimaire. D’une conserverie de poisson à un abattoir. Le roman est dénué de toute ponctuation. Et seuls les chapitres marquent un bref répit dans un récit qui déroule ainsi inexorablement son fil telle la chaîne de production apporte son lot de travail incessant aux intérimaires. La lecture ainsi débarrassée de la respiration de la ponctuation donne un rythme particulier au roman, presque musical parfois. Et finalement, qui mieux que Michel Cloup pour lui donner une si brillante relecture sonore ? Le phrasé particulier, mi-chant mi-spoken word, du toulousain s’accorde parfaitement au texte. Son attrait pour la chose sociale (avec Diabologum, Expérience et en solo notamment sur le génial Ici et là-bas de 2016) n’est plus à présenter. Le mariage était donc parfait. Les 17 titres épousent peu ou prou le déroulement des chapitres du roman. Les « paroles » de chaque morceau sont issues du roman, parfois reprises telles quelles, parfois assemblées habilement, pour venir appuyer les thématiques choisies par le groupe pour sa relecture sonore du livre. « C’est fantastique » ouvre ainsi le disque comme cette citation d’Apollinaire ouvre le roman.

« C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter »

Cette phrase va prendre tout son sens quand on découvre par exemple la description réaliste de l’abattoir par Joseph Pontus et des différentes tâches qu’il y effectuera. Cauchemar moderne que trois interludes noisy retranscrivent parfaitement avec la batterie martiale de Julien Rufié : le bruit blanc de « A l’abattoir », « A l’abattoir 2 » et sa rythmique frondeuse, « A l’abattoir 3 » et sa pulsation inquiétante.

« Nettoyeur de tranchée nettoyeur d’abattoir
C’est presque pareil Je me fais l’effet d’être à la guerre
Les lambeaux les morceaux l’équipement qu’il faut avoir
Le sang le sang le sang le sang 
»

Nulle dénonciation spectaculaire à la L.214, Joseph Pontus décrit simplement son expérience et chacun se fera son opinion à la prochaine assiette de viande face à lui. Au-delà de l’usine, centrale de mort pour des centaines de bêtes chaque jour, c’est notre mode de consommation qui est questionné. Je mange de la viande, rarement certes, mais j’en mange, donc à l’autre bout de la chaîne, un gars se retrouve à faire un travail concentrationnaire traumatisant pour un salaire dérisoire. Le roman interroge aussi notre rapport au travail, ce que l’on fait au quotidien pour gagner sa vie, ce que l’on supporte parfois, les mécanismes que l’on met en place pour passer le temps (« Penser à autre chose »), les petits moments d’évasion qui égayent les tâches machinales. Sur « A la chaîne », le ton est clair :

« Je n’y allais pas pour faire un reportage
Encore moins préparer la révolution
Non l’usine c’est pour les sous 
»

Le travail n’est pas toujours une passion (contrairement à la chronique de disque). Avec une humanité et une simplicité touchante, Joseph Pontus évoque l’usine comme un endroit étrange, presque carcéral et en même temps un monde central, omniprésent. Finalement, nous passons parfois plus de temps à notre travail que dans notre propre foyer. Sur l’excellent « Les néons », qui débute comme une divagation sonore, on a le meilleur du son Michel Cloup. Guitare lead slidée, petit delay gimmick façon « Ici et là-bas », et une dernière minute magique où la musique et le texte s’accordent parfaitement.

« On ne quitte pas un sanctuaire indemne
On ne quitte jamais vraiment la taule
On ne quitte pas une île sans un soupir
On ne quitte pas l’usine sans regarder le ciel
 »

C’est beau. Un souvenir à se remémorer, après chaque journée de merde au boulot, en sortant, quand le soleil décline déjà au loin. Comme « La Pause » (où l’on entend un texte récité par les vrais ex-collègues de Joseph Pontus ?) avec les « Travailleurs de l’usine », soldats d’une guerre perdue d’avance. C’est pourtant cette proximité avec les autres qui nous transcendent, ces petites entraides dans l’adversité qui cimentent les liens. Et parfois des collègues deviennent des amis.

« Travailleurs de l’usine
Je serais des vôtres 
»

Il y a beaucoup d’humanité et d’humour dans le roman et on se plait vite à mettre les noms de certains de nos propres (ex)-collègues sur les nombreux caractères des comparses de Joseph Pontus et les typologies de travailleurs que l’on a tous déjà croisé (le fort en gueule, le fainéant, le blagueur, etc). Le disque alterne habilement des titres calmes, mid-tempo, presque sourds où la guitare mélodique de Michel Cloup ou le phrasé chuchoté de Pascal Bouaziz font merveille. « Le Week-end » évoque ce travail toujours omniprésent alors même que le repos devrait être de mise. La fatigue telle que Joseph Pontus a du mal à se résoudre à sortir son chien « Pok Pok », titre touchant aux bribes d’électronique.

« Pourquoi se dire et quoi se dire d’ailleurs
Que l’on en chie
Que l’on peine à trouver le sommeil le week-end
Mais que l’on fait comme si tout allait bien 
Et l’usine nous bouffera Elle nous bouffe déjà
 »

On perd la notion du temps. « La nuit » évoque ce sentiment de déconnexion, où chaque journée de travail est une nuit sans fin, sans lumière. L’hiver, ça plombe parfois un peu le moral. Parti trop tôt, revenu trop tard, pour peu que tu manges à ton travail le midi, tu ne vois pas la lumière du jour. Pas de quoi faire non plus les « Cauchemars » de Joseph Pontus, certes.

« Pas une sieste pas une nuit sans ces mauvais rêves de carcasses
De bêtes mortes qui me tombent sur la gueule qui m’agressent atrocement
Qui prennent le visage de mes proches ou de mes peurs les plus profondes
 »

Morceau superbe avec cette rythmique tournoyante et une pulsation électronique addictive. C’est l’autre facette du disque, des titres résolument rock voire noisy du plus bel effet qui rappelle que Michel Cloup est un des guitaristes les plus sous-estimés de la scène française. Et qu’il a usé un paquet de manches depuis sa jeunesse (sonique) avec Diabologum. On se surprendra ainsi rapidement à chanter frénétiquement le refrain de « Le Tofu », brûlot de 3 minutes sur l’égouttage du tofu.

« Toute la nuit je serais un égoutteur de tofu
Je me dis que je vais vivre une expérience parallèle
Dans ce monde déjà parallèle qu’est l’usine
J’égoutte du tofu, j’égoutte du tofu
 »

Avec « Penser à autre chose », on a (presque) droit à un tube. Rythmique entrainante, le duo vocal, et un solo lumineux. 3 minutes parfaites. Comme c’est Michel Cloup, on a (toujours) droit à un morceau au long cours, bien noisy, entre tension sourde et guitares qui quittent la terre ferme. Ce sera « Les Bulots », titre lancinant décrivant le purgatoire de l’usine.

« Le gouffre de la machine réclame son lot incessant de bulots…
… L’usine serait ma Méditerranée sur laquelle je trace les routes périlleuses de mon Odyssée
Les crevettes mes sirènes les bulots mes cyclopes
La panne du tapis une simple tempête de plus
Il faut que la production continue
Il faut que la production continue
Il faut que la production continue 
»

Comme c’est Michel Cloup, on a (toujours) droit aussi à de l’émotion. L’avant-dernier morceau « À la ligne », sonne aujourd’hui comme une épitaphe tragique, où la tristesse vous étreint dès ces premiers vers libres déclamés par l’auteur, Joseph Pontus lui-même. La musique est délicate, parfaite, un petit clavier, une guitare ronde et mélodique. Et Michel Cloup s’efface discrètement derrière l’auteur. Si ma chronique ne vous a pas convaincus de lire le livre de Joseph Pontus, j’espère que les vers qui ouvrent ce morceau touchant le feront.

« Et tous ces textes que je n’ai pas écrits
Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production
Les phrases étaient parfaites et signifiantes
S’enchaînaient les unes aux autres
Implacablement
Où des alexandrins sonnaient comme Hugo
Tant sur la machine que sur l’humanité
Des sonnets de rêve…
… Mais à peine rentré
Ivre de fatigue et des quelques verres du retour du boulot
Tout s’oublie devant l’étendue du quotidien
Il n’y a plus que l’ivresse du repos
Et des tâches à faire
Un texte c’est deux heures
Deux heures volées au repos au repas à la douche et à la balade du chien
J’ai tant écrit dans ma tête puis oublié
Des phrases parfaites qui figuraient Qui étaient mon travail
J’ai écrit et volé deux heures à mon quotidien et à mon ménage
Des heures à l’usine Des textes et des heures
Comme autant de baisers volés
Comme autant de bonheur
Et tous ces textes que je n’ai pas écrits
 »

Difficile de ne pas se laisser submerger par l’émotion. Le dernier titre « Il y a », tout en crescendo, clôture l’album magistralement avec un solo splendide. Tout est dit.

« Il y a dans le monde des hommes qui n’ont jamais été à l’usine ni à la guerre »

Pour les autres, les invisibles, les oubliés, les manifestants matraqués, les jeunes qui galèrent, les accidentés du travail, le monde de la culture sacrifié, les commerçants essentiels ou pas, les soignants, les travailleurs en première ou seconde ligne, les intérimaires, les chômeurs, les éducateurs, les professeurs, Joseph Pontus laisse derrière lui, en héritage, un livre essentiel. De ceux qui vous donnent de la force. Celle de vous lever chaque matin, pour aider votre foyer, quand la menace sanitaire fait planer une chape lourde sur notre quotidien. Celle qui vous donne la résilience pour traverser les épreuves et supporter l’arrogance et la médiocrité de notre classe dirigeante dans la gestion de la crise du Covid (au hasard).
Un livre essentiel. Et une fierté, que l’on voudrait nous faire oublier.
« Travailleurs de l’usine, je serais des vôtres »

Merci Michel Cloup, pour le rôle de passeur. Et pour la musique avec Pascal Bouaziz et Julien Rufié.
Merci Joseph Pontus. Pour À la Ligne.
RIP

Sonicdragao

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