Sevdaliza – Shabrang

Publié par le 20 novembre 2020 dans Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Twisted Elegance, 28 août 2020)

Vous êtes en train d’assister à un miracle. Ceci n’aurait jamais dû se produire. Cet article n’aurait pas dû voir le jour. Ce disque n’avait aucune chance de se frotter à mes oreilles aguerries. Et pourtant, par je ne sais quelle improbable interaction via un réseau social affectionné par les vieux, il s’y est frayé un chemin.

Si je devais définir Sevdaliza en quelques mots-clés, la catégoriser comme aiment à le faire les journalistes musicaux (et comme vous aimez le lire, soyez honnêtes), je serais bien obligé d’employer quelques termes qui me hérissent le poil comme rnb ou “pop”. Pas la sacro-sainte pop 60s non, la pop moderne, actuelle, celle qui sonne souvent comme soupe. Alors pourquoi ? Qu’est-ce qui fait que cette demoiselle m’ait tapé dans l’œil (comme sur la pochette, héhé vous l’avez ?) ? Sa singularité, en premier lieu. Sevdaliza possède un timbre qu’on ne qualifiera pas d’unique (c’est encore possible, ça ?) mais qui sent l’honnêteté et la passion. Tantôt fragile et vulnérable, tantôt puissant, souvent très touchant, sans avoir besoin de déployer la panoplie de la technicienne hors pair pour toucher sa cible. Elle est à l’image de son parcours : peu banal et semé d’embûches (c’est sans doute cette interprétation-là qu’il faut faire de la pochette). Elle, l’irano-hollandaise qui a dû quitter son pays natal à l’âge de 5 ans, et qui a abandonné soudainement sa carrière de basketteuse professionnelle pour se lancer dans la musique. Et quitte à s’orienter vers une nouvelle passion, autant s’y consacrer pleinement : Sevdaliza ne se contente pas de chanter, elle compose, produit et réalise même ses propres clips (non sans l’aide de fidèles : Mucky à la production, l’artiste russe Anastasia Konovalova pour les clips). Elle est capable de tout faire comme une grande et a déjà tout d’une géante. Et ses idées affluent, tant ce disque touche de multiples genres, navigue entre les esthétiques avec une classe folle et demeure insaisissable.

On pourrait aisément la qualifier d’artiste trip hop à l’écoute de “Dormant” qui se rapproche des travaux les plus épurés de Portishead. Travail sur le son remarquable (énorme basse en option) et la voix de Sevdaliza qui s’envole dans les aigus, tout en maitrise. Mais vous vous doutez bien que ce n’est pas le type de morceau pour lequel j’émettais des réserves ou qui me faisait craindre pour ma santé mentale. Ceux à même de me faire fuir très loin sans jamais me retourner, se nomment “Habibi” et “Oh My God” tant la voix y est trafiquée. Mais dans le premier cas, l’utilisation de l’autotune répond à une véritable démarche artistique, et certainement pas pour satisfaire les “besoins du marché”, des termes qu’on ne devrait pas employer mais qui définissent fort bien les motivations de certains artistes emballés sous vide. Son chant en farsi prend ici une dimension inattendue et, il faut bien le dire, cela fonctionne remarquablement. Dans le second, ce “Oh My God” qui porte si bien son nom, a tout du tube exaspérant prompt à faire chavirer les dancefloors et faire fuir les gens de goût. Il devrait pourtant satisfaire les deux camps tant il se révèle irrésistible. La pop moderne, le rnb, on y est. Jusqu’au cou. On peut même ajouter le trap. Mais passée la réticence initiale, on se laisse prendre, sans regret. On oublie les préjugés et on guinche.

Il y a donc une bonne dose de modernité dans la musique de Sevdaliza. Une production assez démentielle, extrêmement foisonnante et qui sonne admirablement. L’album est un peu long et la tentation de zapper quelques morceaux existe mais il est d’une telle richesse qu’on se refuse à en faire un défaut. Les plus précieux se raviront du sens du raffinement et de l’élégance lorsqu’elle évolue proche d’une folk dépouillée (“All Rivers At Once”, “Eden”) ou qu’elle est principalement accompagnée de délicates mélopées de piano (“Gole Bi Goldoon” chantée là aussi dans sa langue natale). Ceux en recherche de sophistication se réjouiront que des cordes s’invitent régulièrement et ne font jamais le détour pour rien (“No Way” qui, lors de l’arrivée desdites cordes et le renfort soudain d’une armée de percus, s’orne d’une touche orientale qui lui confère une toute autre dimension). Et puis, il y a des morceaux qui ont le don de mettre tout le monde d’accord parce que c’est juste la grosse classe (le titre éponyme) ou qui feraient fondre un officier SS devant tant de beauté, d’innocence et de travail bien fait (ce pur enchantement qu’est “Lamp Lady”). Les beats ne sont jamais redondants et occupent une place prépondérante, qu’ils soient fracturés (“Wallflowers”) ou tapageurs (la frondeuse “Rhode” aux allures… cyberpunk !). “Darkest Hour” vire même allègrement electro sans prévenir et sans qu’on n’y trouve rien à redire. On aurait même tendance à en redemander et si on a un peu de mal à adhérer à certains de ses propos (“it’s a perfect world“), on finit par lui donner raison lorsque, dans la foulée, elle scande effrontément “i’m the perfect girl“.

Jonathan Lopez

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