Mule Jenny – Take Enough Leeway

Mule Jenny est un groupe qui aime les angles et les fulgurances. Rien de trop surprenant quand on connait sa composition, soit le résultat de la combinaison chimique entre We Insist! et Lysistrata. Un supergroupe qui a voulu avec son second album, Take Enough Leeway, pousser un peu plus loin la musique des groupes de ses membres respectifs, dans les pas de Shellac, Chavez, Polvo, Fugazi, Q and Not U. À ne pas mettre entre toutes les oreilles donc, car Mule Jenny soigne sa différence.
Son nom, déjà. Mule Jenny est le nom donné à une machine à tisser mécanique inventée à la fin du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, symbole de la révolution industrielle de l’époque mais aussi de la fin de l’artisanat et du recours à une main-d’œuvre bon marché et exploitable. La référence sociale est subtile. Ensuite, le format du groupe, un trio en l’occurrence, chose rare dans le paysage noise actuel, d’autant plus avec un batteur-chanteur : Etienne Gaillochet, le fondateur, amateur de structures (parfois très) complexes et de lignes de voix mélodiques. C’est d’ailleurs ce qu’on retient de ce Take Enough Leeway : un batteur central, technique, au chant recherché, qui guide les morceaux, mais qui n’aurait pas été plus loin que le premier disque sans Max Roy et Théo Guéneau, les deux chiens fous de Lysistrata, toujours aussi furieux et précis à la basse et guitare, qui continuent leur odyssée musicale après la brillante, et plus aérienne, collaboration avec François & The Atlas Mountains.
Ce deuxième album, donc, démarre par un « Liberty’s For Sale » légèrement poussif, mais c’est pour mieux lancer le toboggan mélodique avec « It’s Over Now », qui prend des virages en épingle à 90°, alterne avec des instants d’accalmie et une belle harmonie distordue, le chant ressort brillamment. On se dit avec « Outsiders » qu’on tient un nouveau genre musical, la angle pop, de la pop angulaire, plus que le math-rock auquel cet all-star band de l’indie français est réduit : complexe, hachée, saccadée et en même temps fluide. Le groupe communique son énergie et sa volonté de ne pas baisser la garde devant la facilité, de vouloir creuser encore et encore dans les recoins, comme sur « You’re Trying to Tell Me Something » et son chœur/refrain biscornu et suspendu par la dissonance. « Pull Yourself » est un morceau de hardcore comme si Cro-Mags s’était mélangé à Lightning Bolt, ça rebondit dans tous les sens, passant du très rapide à l’accalmie pour rebondir à nouveau et la charpente tient, miraculeusement.
Après huit titres, Mule Jenny m’a t-il fait « succomber pour de bon » comme le demandait notre vénérable rédacteur en chef, en conclusion de la chronique du premier disque du groupe ? Disons que cette mule-là, chargée à ce point de spontanéité et de créativité, peut aller très loin.
Maxime Guimberteau